George Eliot, Middlemarch, sous-titre : Étude de la vie de province, parution originale 1871, traduit de l’anglais en 1890 par M.-J. M.
Nous voici partis dans un très gros roman anglais.
Au début, nous faisons connaissance avec Dorothée et Célia, deux sœurs élevées par leur riche oncle. Dorothée n’est guère conforme à ce qui est attendu des jeunes femmes, elle a des idées intellectuelles et se préoccupe du bien public. Avec tout cela, la voici bientôt fiancée à un vieil érudit miteux. Le lecteur s’attend alors plus ou moins à lire un roman sur la vie désillusionnée de Dorothée quand le récit se porte brutalement sur de nouveaux personnages : Fred, un joyeux jeune homme avec des dettes, Mary et sa famille, Rosemonde une jeune femme parfaite, Lydgate un jeune médecin ambitieux, un banquier, des commerçants... Le roman porterait-il finalement sur ce petit milieu constitué par Middlemarch ?
Nos cœurs ne s’affectent plus des malheurs trop communs et c’est un bien, car peut-être seraient-ils incapables de les supporter. Si nous avions une vision nette de tout ce qui se passe dans chaque vie humaine, ce serait comme d’avoir des sens assez aiguisés pour entendre pousser les brins d’herbe et battre le cœur de l’écureuil ; et nous succomberions sans doute en surprenant ces bruits d’au-delà du silence.
C’est ainsi que nous suivons la vie sur plusieurs mois de plusieurs personnes, l’accent étant mis sur les jeunes gens et sur les couples. La richesse du roman tient évidemment au nombre de personnages, à leur diversité et à leur individualité. Ces gens se croisent et interagissent – les possibilités sont infinies. J’ai apprécié la diversité des classes sociales, avec l’importance donnée au travail manuel, au travail tout court, et à l’implication des riches dans la politique et le bien public, avec un rappel des responsabilités de chacun vis-à-vis de la collectivité. Il est par exemple question de l’arrivée du chemin de fer. L’alternance des points de vue est une réussite. En effet, alors que tel personnage tient le mauvais rôle durant une partie du récit, voici qu’Eliot propose d’envisager les choses selon son point de vue. Un dispositif qui nourrit la complexité du roman.
Quel discours eut pu être plus complètement honnête dans ses intentions ? La froide rhétorique de la conclusion était sincère tout autant que l’aboiement d’un chien ou le croassement d’une corneille amoureuse, et ne serait-il pas téméraire de conclure que la passion est absente des sonnets à Délia parce qu’ils résonnent à nos oreilles comme la frêle musique d’une mandoline.
La narration est également très bien menée, avec des retours en arrière et des ellipses qui permettent d’accélérer le récit et de surprendre le lecteur. Au moment où l’on se demande si tel personnage peut encore échapper à des fiançailles malheureuses, le voici qui revient de voyage de noces. Ce grand roman de mœurs prend l’allure d’une romance quand Dorothée et Will se retrouvent à plusieurs reprises face à face sans parvenir à se parler. Eliot écrit que Will est conscient qu’il faudrait un miracle pour que... tout se fasse, mais c’est pourtant bien elle qui tient la plume et qui décide que le miracle aura lieu ou non ! Le défilé de la famille auprès du riche mourant apparaît quant à lui comme une véritable scène de comédie. Et dans ce petit monde conservateur de Middlemarch, il faut un élément perturbateur : ce sera monsieur Raffles, dont les allées et venues et le comportement constitueront un petit cataclysme dans cette communauté. Ici, le roman prend même l’allure d’un récit à suspense et à rebondissements. Autant dire que la construction du roman obéit à un rythme étudié pour maintenir en éveil l’attention du lecteur.
Sir James était un homme de sport, mais il avait pour les femmes des sentiments un peu différents de ceux qu’il pouvait éprouver pour les renards et les coqs de bruyère ; et il ne regardait pas sa future épouse comme une proie d’autant plus désirable que sa poursuite offrait plus d’émotions. Il avait, au contraire, cette aimable faiblesse qui nous attache à ceux qui nous aiment et nous éloigne de ceux qui ne se soucient pas de nous.
La campagne anglaise. |
Et les femmes ? Plusieurs personnages importants sont des femmes. Leur positionnement par rapport à leur rôle social et au mariage est divers, ce qui empêche toute lecture univoque du roman. Quand Dorothée prétend sortir de son rôle traditionnel, que ce soit pour son malheur ou son bonheur, elle se heurte toujours aux avertissements de ses proches à la vision plus étriquée. Et nous voyons avec horreur la volonté qu’ont les hommes de contrôler tous les actes de leur épouse, y compris après leur mort.
Will se tut. Dorothée ne pouvait pas ne pas le comprendre ; en réalité, il sentait qu’il se contredisait et manquait à sa conscience en lui parlant si clairement. Et cependant, dire à une femme qu’on ne la rechercherait jamais, pouvait-on de bonne foi appeler cela rechercher la main d’une femme ? Il faut convenir que c’était une manière de l’autre monde de lui faire la cour.
L’un des plaisirs de lecture provient de l’ironie d’Eliot, perceptible à de nombreuses reprises. La romancière prend une légère distance avec ses personnages, qu’elle étudie avec tendresse et amusement, mais aussi avec les codes du roman, se moquant des attentes du lecteur. Difficile dans ces conditions de ne pas penser à Jane Austen. Ici, le roman est beaucoup plus long, ce qui permet de mettre en scène une communauté de destins plus élargie et de moins se focaliser sur l’enjeu du mariage. L’humour est aussi moins acéré et les portraits sont plus dilués.
L’enjeu central est celui de la simplicité de l’héroïsme, pour les hommes ou pour les femmes. Chacun peut être un héros pour ses voisins et amis avant de retourner à la poussière.
L’imagination vagabonde de la pauvre Rosemonde était revenue de ses voyages terriblement châtiée, assez faible pour se réfugier maintenant sous l’abri jadis dédaigné. Et l’abri était toujours là : Lydgate avait accepté sa destinée amoindrie avec une triste résignation. C’était lui qui avait choisi cette fragile créature et chargé ses bras du fardeau de cette existence. Il devait marcher comme il pourrait et porter son fardeau avec pitié.
Dédicace spéciale pour Dominique qui a bien sûr publié un billet sur ce roman.
J’essaierais bien la traduction de Sylvère Monod, surtout que l’édition Folio est précédée d’une préface de Virginia Woolf.
Lu et relu (mais en VO j'ai craqué, ce n'est pas du tout fluide!). Rien à voir bien sur avec le talent de l'auteur (dont j'ai quasiment tout lu)^
RépondreSupprimerMiddlemarch, quel grand roman, et à relecture on a des visions différentes, ce qui est le propre des bons classiques qu'on peut relire tant qu'on veut.
800 pages en VO, on doit les sentir passer.
SupprimerEn effet, c'est très riche, il y a plein de petites choses à noter, qui nourrissent le roman.
Un superbe roman que j'ai adoré. J'ai vraiment admiré le talent de l'Autriche pour créer une micro-société avec une foultitude de personnages très divers.
RépondreSupprimerOui, c'est un tout petit monde. On se perd même un peu, mais nous avons toujours notre attention en éveil.
Supprimersans doute mon oeuvre préférée d'Eliot j'ai hélas fini la lecture de son oeuvre disponible c'est frustrant je laisse passer le temps et après je relirai
RépondreSupprimeret merci pour cette dédicace fort sympa :-)
Alors que moi je marche dans tes pas et débute ma lecture. Je ne connaissais pas du tout, je suis ravie.
SupprimerUn livre que je me propose toujours de relire; je ne me souviens que du fait que je l'avais aimé mais il y a bien longtemps !
RépondreSupprimerIl est tellement gros faut dire !
SupprimerEffectivement, en lisant ta chronique, je n'ai pas pu m'empêcher de penser à Jane Austen... Mais sur 800 pages, tout de même, je ne suis pas sûre d'arriver tout de suite à les supporter !
RépondreSupprimerMais c'est très bien hein ! Pour moi, toutes les romancières ont lu Austen et se situent presque nécessairement par rapport à elles, d'une façon ou d'une autre.
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