La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mercredi 18 septembre 2019

Nous sommes tous d’accord pour mourir volontairement, et nous n’épargnerons pas notre vie.

Constantinople 1453, des Byzantins aux Ottomans, ouvrage collectif sous la direction de Vincent Déroche et Nicolas Vatin, 2016, aux éditions Anacharsis.

Aujourd’hui, n’ayons pas peur de passer pour des fous et attaquons ce volume de 1300 pages qui rassemble un ensemble de sources relatives à la conquête ottomane de Constantinople.
Oui, il faut un petit grain de folie pour se plonger dans ce pavé qui non seulement ne se lit pas comme un roman, mais ne se lit pas non plus comme un livre d’histoire. Le projet : rassembler dans un volume en français les sources grecques, ottomanes et occidentales, avec à chaque fois des introductions qui remettent le document dans son contexte. Autant le dire, j’ai lu toutes les introductions avec grand intérêt et j’ai parcouru diversement les fameuses sources. 
Qu’en retenir ? Évidemment, sur un tel sujet, on se dit que les points de vue s’affrontent, entre les occidentaux et les turcs. En réalité, tout est beaucoup plus complexe. À Constantinople, nous avons des grecs, orthodoxes, et des latins, catholiques, qui ne sont pas exactement dans le même camp. Il y a aussi des vénitiens et des génois dans cette Méditerranée orientale. Côté ottoman, Mehmed II, est loin de faire l’unanimité et chaque homme de lettres joue sa petite partition.

Tous ces textes répercutent l’écho d’un seul et même cri : héalô hè polis, « la Ville a été prise » ! La catastrophe s’exprime spontanément dans cette parole du prophète Ézéchiel qui, à elle seule, dit tout. La nouvelle Jérusalem a disparu, et sur ses décombres Istanbul commence aussitôt à s’édifier. (…) La mémoire de la Prise se perpétue cependant dans l’imaginaire grec : les lamentations mises en musique deviennent des chants populaires, et le mardi passe pour un jour néfaste. La conscience nationale hellénique s’approprie la chute de Constantinople, oubliant combien la Ville byzantine était cosmopolite, non seulement grecque mais aussi balkanique et latine, voire arménienne et juive, capitale d’un empire et non d’une nation.

Et puis, il y a les faits. Une immense conquête militaire, préparée avec soin par Mehmed II, qui a rassemblé des troupes, fait construire des navires, fait construire une forteresse à proximité et a recruté des spécialistes hongrois de l’artillerie. Un exploit côté ottoman : pour bloquer le port de Constantinople Mehmed II a fait passer ses bateaux sur la terre, par-dessus une colline, et a fait construire un pont de tonneaux. Mehmed II est décrit par de nombreuses sources comme un « jeune homme » (il a seulement 21 ans !) cruel et tyrannique, mais qui n’est pas dénué de vision politique. Il y a aussi les relations de la ville avec les puissances italiennes, Venise qui a fait la sourde oreille aux appels au secours de l’empereur, Gênes qui a envoyé un peu d’aide. Il y a surtout les récits de l’attaque et de la prise de la ville, de son pillage (que Mehmed II a limité à deux jours et non trois comme il était alors d’usage, car il souhaitait faire de Constantinople sa capitale), de l’esclavage horrible auquel furent voués les habitants, de la façon dont Sainte-Sophie a été préservée et transformée. Le terrible sultan a fait de sa prise la capitale de son empire et, afin de la repeupler, a incité fortement les gens à s’y installer et y a fait déporter des milliers de personnes, issues des territoires nouvellement conquis. Constantinople devient dès lors une ville à la fois islamique et multiculturelle.

Tantôt, envisageant le jour de l’union avec la fiancée de la conquête, il était gai et joyeux comme la face de l’aimé ; tantôt, durant la séparation des nuits, il se représentait le succès ou l’impossibilité et à cette idée il était hors de lui et perturbé comme la boucle froissée d’un ami charmant ; tantôt, s’imaginant à la chasse et la poursuite de son désir, il lançait au cou des biches des hautes montagnes ses lassos pareils aux boucles lumineuses de l’être adoré.

Ricci, Scène de bataille, Venise galleria dell accademia.
Je note la façon dont les vainqueurs ottomans s’approprient les corps des jeunes gens, garçons et filles, de la ville conquise, les péripéties des survivants, esclaves, rachetés, revendus, prisonniers en fuite d’une île à l’autre. Des prélats italiens en ont profité pour s’approprier des manuscrits grecs, tandis que la population de Constantinople se convertit massivement à l’islam.
Il s’agit de récits historiques, à portée politique et religieuse, avec plus ou moins de prodiges, de récits poétiques, et de témoignages des vainqueurs et des victimes (les lettres officielles ou privées sont très intéressantes). On trouve les comparaisons historiques et poétiques les plus variées et inattendues (Alexandre le Grand, les pharaons, la prise de Troie, la conquête amoureuse, la prise de Jérusalem par Nabuchodonosor, la chute de Carthage).
Je suis impressionnée par l’immense diversité des langues dont sont traduits les différents textes : grec (utilisé par toutes les parties comme une langue de la diplomatie), latin, turc, vieux russe, vieux polonais (un janissaire a laissé ses mémoires), vénitien, italien, génois, allemand, etc.

Ce volume présente un intérêt majeur pour les historiens. En effet, les sources se contredisent, font état de rumeurs, confirment des faits, avancent des mensonges, et construisent des réputations. Une lecture critique est indispensable ; elle est permise ici par les différents textes introductifs.

Le sinistre aspect de la guerre ébranlait le cœur des hommes, à l’idée que l’issue même de la lutte pourrait tourner mal, qu’ils pourraient avoir à lutter contre une fortune contraire. En outre, de funestes signes les épouvantent, à la vue de sombres prodiges dans le ciel, sur terre et sur les flots. Des huîtres pêchées un peu de jours auparavant dans l’eau du détroit pourrirent, infectées d’une rougeur sanguinolente. Leur propre suc était du sang, et les flots marins de même. De nombreux éclairs étincelèrent de nuit dans le ciel, fendant les airs.

Un événement au cœur de L’Histoire du monde au XVsiècle.

4 commentaires:

Dominique a dit…

pas historienne du tout mais fan d'histoire je prends note en surveillant pour voir si ma bibliothèque l'achète, il y a de fortes chances donc je pense qu'un jour ou l'autre je parcourais ce livre, sans doute comme toi attachée à comprendre les points de vue plus qu'à en connaitre le détail
j'avais lu la chute de Constantinople de Steve Runciman avec intérêt
j'aime beaucoup cet éditeur dont je surveille de temps à autre les parutions

nathalie a dit…

C'est une curiosité en effet. C'est aussi utile de constater comment peut être utilisée une source historique pour comprendre un événement aussi complexe.

miriam a dit…

le sujet me passionne mais le sérieux et le volume me font un peu peur

nathalie a dit…

Ah ce livre-ci n'est sans doute pas fait pour toi en effet !