Javier Marías, Un cœur si blanc, publication originale 1992, traduit de l’espagnol par Anne-Marie Geninet et Alain Keruzoré, édité en France par Gallimard.
Le roman s’ouvre par le récit du suicide d’une jeune femme de retour de son voyage de noces et par une phrase mystérieuse adressée au nouveau veuf. Et puis, bien des années plus tard, le narrateur (le neveu de cette femme) commence à raconter l’histoire, à partir d’un moment de malaise au cours de son propre voyage de noces.
Je n’ai pas voulu le savoir, mais j’ai su que l’une des enfants, qui désormais ne l’était plus et revenait à peine de son voyage de noces, entra dans la salle de bain, se mit devant la glace, ouvrit son corsage, ôta son soutien-gorge et chercha le cœur du bout du pistolet de son père, attablé dans la salle à manger avec une partie de la famille et trois invités.
Et je ne vous en dirai pas plus, car tout est entrecroisé. C’est un grand roman sur la famille, mais plus encore sur le couple, sur le mariage, ses secrets et ses secrets partagés.
Le narrateur raconte sa rencontre avec Luisa, le changement induit par le mariage et la vie commune, sa relation avec son père. Il est question également d’autres couples, de Berta et des sites de rencontre, d’un ami dragueur, d’un homme et d’une femme entraperçus à Cuba. Et toujours revenir sur ce suicide initial. Dans les souvenirs du narrateur, les images se croisent. Un homme qui attend dans la nuit devant une fenêtre éclairée en rappelle d’autres, une femme dans une chambre d’hôtel a des points communs avec d’autres femmes, dans d’autres chambres d’hôtel. Les histoires singulières se figent dans des souvenirs lointains ou disparaissent des récits familiaux et on ne sait plus très bien ce qui s’est passé. On s’aide d’une image plus récente pour reconstituer ce qui a pu se passer.
Dans tout cela, le lecteur est un peu baladé. Il s’attend à ce qu’on lui parle d’un terrible secret familial, puis de la lente dilution d’un mariage, ou d’une révélation de trahison. Mais ce n’est pas vraiment cela. Et puis c’est le passage du temps.
Raconter déforme, raconter les faits déforme les faits, les falsifie et les nie presque, tout ce qui est raconté devient irréel et approximatif même si c’est vrai, la vérité ne dépend pas du fait que les choses soient ou arrivent, mais du fait qu’elles restent cachées, ignorées, non racontées.
Un roman qui fait la part belle à la langue, infiniment précise et pointilleuse. Le narrateur (et l’auteur) est traducteur et interprète professionnel et il prête attention aux questions essentielles, aux nuances d’un mot. Le roman s’emberlificote dans des phrases qui reviennent parfois à l’identique (à mon avis, de façon exagérée et précieuse) et qui se déploient pour ramener dans leurs filets les souvenirs de tous ces événements. Difficile de ne pas penser à Proust, même si la structure des phrases et le contenu du roman sont très différents, ou à Cercas, qui manie ce genre de technique littéraire avec une bien plus grande habileté et de façon moins gratuite.
Est-ce parce que l’auteur est traducteur ? Comme dans Mauvaise nature, je perçois un roman volontairement peu impliqué dans la culture locale, un roman occidental, pouvant se dérouler dans un de nos différents pays d’Occident, avec des références banalisées et peu marquées. Je suis frappée que le narrateur estime que l’accent madrilène soit neutre et correct. Et un roman tout à la fois légèrement ringard, campant une époque où les hommes et les femmes évoluent dans des mondes distincts, en contact, mais séparés. On dirait qu’il parle des années 60.P. Chareau, Projet de Bureau bibliothèque, 1925, Paris Arts déco
Il y a des figures d’experts de l’art tout à fait réussis et des scènes cocasses de traduction dans les instances internationales. Et la présence de Macbeth.
Un roman très cohérent avec le recueil de nouvelles Mauvaise nature, qui me semble quand même plus réussi.
C’est plutôt que le fait d’être avec quelqu’un consiste en grande partie à penser à voix haute, c’est-à-dire à tout penser deux fois au lieu d’une, une fois par la pensée et l’autre par le récit, le mariage est une institution narrative. Ou peut-être ont-ils passé tant de temps ensemble (si peu que ce soit dans les ménages modernes c’est toujours beaucoup) que les deux conjoints (l’homme surtout, qui se sent coupable de rester silencieux) doivent utiliser tout ce qu’ils pensent, tout ce qui survient et se passe pour distraire l’autre, et ainsi ne reste-t-il que quelques bribes des faits et des pensées d’un individu qui ne soit pas transmis ou traduits conjugalement.
Le billet de Sandrine, qui a été rebutée par le ressassement et l’impression que le narrateur tourne en rond. Je pense également que le recueil de nouvelles est plus réussi et moins bavard. L’avis de Claudia Lucia qui est très enthousiaste et très touchée par ce roman. Et le billet de Keisha qui en parle très bien !
De toute façon je suis fan de l'auteur, et c'est rare que je craque pour un auteur espagnol(désolée)
RépondreSupprimerTu lis déjà Montero. Et un jour tu liras Piñol et Cercas peut-être !
SupprimerMais oui, je ne ferme pas la porte, et j'ai lu deux fois Don Quichotte!
RépondreSupprimerje retrouve en te lisant les avis de Keisha qui apprécie beaucoup l'auteur et moi je cale indéfiniment depuis des années et je ne suis toujours pas guérie
RépondreSupprimerPour ma part, je vais continuer à lire l'auteur. Pour le moment, je recommande le recueil de nouvelles Mauvaise nature.
Supprimer