La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 7 septembre 2021

Le plus grand homme depuis le Déluge.

 Andrea Wulf, L’Invention de la nature. Les aventures d’Alexander von Humboldt, parution originale 2015, traduit de l’anglais par Florence Hertz, édité en France par Noir sur blanc.

 

À mon tour de me lancer sur les traces du savant, naturaliste, explorateur Alexander von Humboldt (le frère de celui qui a donné son nom à l’université de Berlin). Un savant prussien qui est parti explorer le monde, d’abord l’Europe, puis surtout l’Amérique du Sud, alors colonie espagnole, forêt, pampa, montagnes et volcans, et encore la grande Russie, avec des séjours à Washington, Paris, Londres, etc. Jusqu’à la limite entre Russie et Chine.


Humboldt croyait depuis longtemps à la nécessité d’une observation minutieuse accompagnée de mesures rigoureuses – en accord avec les méthodes des Lumières – mais le rôle des perceptions et de la subjectivité commençait à lui apparaître. Il en venait à penser que l’imagination était aussi nécessaire que la pensée rationnelle pour comprendre le monde naturel. « La nature doit s’éprouver à travers le sentiment », écrivit-il à Goethe, ajoutant que ceux qui tentaient de décrire le monde uniquement à travers la classification des plantes, des animaux et des minéraux n’arriveraient « jamais à rien ».


Il effectue une myriade de mesures, certaines très novatrices. Il collecte toutes les espèces qu’il peut. Il note tout ce qu’il observe. Il emmagasine. Il restitue sa vision du monde dans ses publications. Il raconte un univers unifié, du plus petit au plus gros, du scarabée à la géologie, faisant le lien entre les plantes de Sibérie et celles du Pérou. Sa force et son originalité est de présenter une vision globale, où tous les éléments ont leur place et sont en interaction les uns avec les autres. Si l’on en supprime une, tout s’écroule. Il fait des hypothèses sur le lien entre altitude et flore, sur les continuités climatiques entre des lieux très éloignés. Pas question de divinité dans cette histoire. L’être humain a sa place, mais il est destructeur. Humboldt donne des exemples de cas précis où l’action de défrichage de l’être humain a transformé un lieu jadis fertile en un désert stérile. Il est ainsi un des premiers à avancer que l’action humaine peut transformer le climat. Visionnaire !

On est dans la première moitié du XIXe siècle. Le monde savant bruisse de mille théories, entre les dinosaures qui sont découverts à ce moment et avant la théorie de l’évolution de Darwin. C’est qu’il s’agit de mettre bout à bout toutes les observations disparates qui ont été réalisées par les Européens partout dans le monde. Oiseaux, insectes, mammifères, plantes, créatures visibles au microscopes, fossiles, géologie, histoire, climat, formation de la Terre, rien n’échappe à l’œil humain, mais seul le cerveau génial de Humboldt parvient à tout assembler et à donner une vision cohérente de l’ensemble. 


Il y avait des papillons, des singes et tant de plantes à inventorier que Humboldt écrivait à son frère : « Nous courons dans tous les sens comme des imbéciles. » Même le placide Bonpland redoutait de « devenir fou si ces merveilles ne s’arrêtent pas bientôt. »

Quoique se targuant d’avoir l’esprit méthodique, Humboldt eut du mal à « s’assujettir à une marche régulière d’études et d’observations ». Leurs caisses se remplissaient à une telle vitesse qu’ils durent faire une commande de feuilles de papier pour leurs herbiers, et ils trouvaient parfois tant de spécimens qu’ils avaient du mal à rapporter leur chargement jusqu’à leur maison. Contrairement aux autres naturalistes, Humboldt ne s’intéressait pas particulièrement à remplir les cases manquantes de la taxonomie – il collectionnait les idées plus que les spécimens d’histoire naturelle.


Biard, Deux indiens en pirogue, 1860, Quai Branly
Ajoutons qu’il intègre à sa réflexion les arts et l’histoire, par exemple les monuments amérindiens, et qu’il critique l’esclavage et la colonisation.

Nous assistons à la notion même d’écosystème qui montre les relations entre les espèces, mais aussi entre le climat, les précipitations, le sol, la luminosité, etc. Parmi les événements fondateurs : l’invention du cyanomètre, l’exploration de l’Orénoque, la traversée des Andes, l’ascension du Chimborazo, la défense des Indiens caraïbes, le succès public des conférences auprès de tous les publics, de toutes les classes et des deux sexes et l’énorme succès éditorial de ses livres traduits dans le monde entier (avec même des éditions pirates).

Le livre nous permet de suivre sa vie et de comprendre les apports de Humboldt à la science et à l’humanité en général. J’ai également apprécié les chapitres consacrés à d’autres personnalités, celles qui ont été influencées par le grand homme : Goethe, Darwin, Simon Bolivar, Thoreau et d’autres. C’est une vision très complète.

Cette biographie est très documentée, elle cite longuement les archives et les publications de Humboldt, le replace dans son époque, permet de comprendre à la fois son originalité et son génie et ce qui le relie aux autres savants de son temps.

 

Les ressemblances entre les plantes de leurs littoraux montraient une « ancienne » liaison entre l’Afrique et l’Amérique du Sud, et permettaient de dire que des îles à présent séparées avaient été autrefois réunies – une incroyable déduction quand on songe qu’il s’écoula plus d’un siècle avant que la science commence à parler de dérive des continents et de tectonique des plaques. Humboldt « lisait » les plantes comme un livre.

 

Humboldt et Darwin avaient tous les deux la rare faculté de se concentrer sur les plus petits détails – une parcelle de lichen, un petit coléoptère – puis de prendre de la distance pour les considérer dans leur contexte et établir des comparaisons. Cette flexibilité d’échelle et de point de vue leur donna une approche tout à fait nouvelle du monde.

 

Je n’ai pas pu voir l’exposition du musée d’Orsay Les Origines du monde, mais j’ai acheté le catalogue. Je pense que cette lecture sera complémentaire.


Les avis de Miriam, de Dominique, de Claudia Lucia et de Keisha. Un indispensable.

Une autrice.



8 commentaires:

Dominique a dit…

ah oui quel homme et quel livre ! un livre qui m'a totalement séduite sans aucune limite et depuis je croise cet homme dans beaucoup de livre, avec Chateaubriand à qui il envoya des arbres pour sa propriété par ex un diable d'homme magnifique, généreux, d'une intelligence éblouissante

Marilyne a dit…

Ah, cette lecture m'attend et je m'en réjouis ! Ton billet confirme comme elle va être passionnante. J'ai eu le chance de voir l'exposition L'origine du monde. Cette biographie me permettra d'aller plus loin.

nathalie a dit…

J'ai l'impression que les deux sont très complémentaires en effet.

nathalie a dit…

Oui, cette personnalité est un bonheur. Effectivement, quand on sait qu'il existe, après on le voit dans d'autres lectures.

keisha a dit…

Mon ordi débloque et a enlevé le commentaire...
Bref, je disais que c'est une lecture indispensable, pour un homme exceptionnel et visionnaire!

miriam a dit…

Comme Marilyne j'ai vu l'exposition l'Origine du Monde à Orsay, mais j'avais lu L'Invention de la Nature avant!

nathalie a dit…

Exactement !

nathalie a dit…

Hâte de commencer à lire le catalogue pour ma part.