Julie Duprat, Bordeaux Métisse. Esclaves et affranchis du XVIIIe siècle à l’Empire, aux éditions Mollat, 2021.
La présence noire en France est ancienne et plus répandue qu’on ne le croit généralement. Elle est aussi plus variée et mieux documentée que ce que l’on pense. En conséquence de quoi, elle peut être étudiée.
Et Bordeaux est un choix particulièrement intéressant, parce que c’est un port colonial. Les échanges avec les Antilles y sont constants.
Entre les fraudes des maîtres et l’invisibilisation de plusieurs passagers de couleur non-désignés comme tel dans les archives, il y a donc un sous-enregistrement par les autorités portuaires au débarquement à Bordeaux. Ces relevés, alliés à ceux effectués par d’autres historiens dans d’autres documents d’archives ont cependant permis d’avancer pour la première fois un chiffre certain pour évaluer le nombre d’Afro-descendants de passage à Bordeaux : tout au long du XVIIIe siècle, ce sont ainsi 5480 esclaves et libres de couleur qui y résident plus ou moins temporairement, dont plus de 3400 à partir de 1763.
C’est tout une liste de questions qui sont posées aux archives, questions qui peuvent parfois dérouter le lecteur d’aujourd’hui. Combien de personnes noires débarquent à Bordeaux chaque année ? Comment sont-elles qualifiées ? Sachant que le terme « nègre » est souvent mis pour esclave, que celui de « créole » peut désigner des propriétaires de plantations, qu’il y a des métis, des affranchis, des libres de couleur… Tout ce vocabulaire peut sembler abscons à première vue, mais il désigne des réalités juridiques et sociales bien différentes. Combien sont-ils ? Combien de temps restent-ils ? Où travaillent-ils ? Se marient-ils ? Comment vivent-ils ? Selon que l’on est homme ou femme, jeune ou âgé, esclave, libre, etc. les réponses diffèrent.
Les secteurs les plus prisés pour les esclaves sont ceux de la perruquerie et de la cuisine. Le recensement de 1777 est sans appel : sur les 34 apprentis esclaves à Bordeaux, 26 travaillent dans le domaine de la coiffure ou de la gastronomie. De tels apprentissages les destinent ensuite à travailler dans une maison, derrière les fourneaux ou auprès d’un maître dont ils s’occuperont de la coiffure et de l’habillement. Gastronomie et perruquerie offrent des profils d’apprentis esclaves très semblables : ils sont au moins 63 % à être directement nés en Afrique, preuve d’un trafic d’apprentis cuisiniers et perruquiers africains alimenté par les officiers de marine et les négociants.
Autant le dire, j’ai été un peu déstabilisée par cette approche. J’ai pris connaissance des travaux de Duprat via son blog, mais le livre est issu d’une thèse de l’École des Chartes. Les différences entre les deux supports sont à la fois importantes et intéressantes. Sur le blog, les articles abordent une problématique ponctuelle, font le portrait d’un individu ou d’un corps de métier. C’est assez facile à lire. Il est facile de s’intéresser à telle ou telle figure individuelle. En revanche, la thèse rassemble l’ensemble des données et quantifie les résultats. C’est un travail indispensable puisqu’il fournit des faits. Pour moi, qui ne suis pas familière du sujet, il fournit plutôt toute une série de questions auxquelles je n’avais jamais songé. Je crois qu’il est important, quand on n’y connaît rien, de réaliser que cette présence noire, minoritaire à l’échelle du pays, peut être plus conséquente localement. Cette approche quantitative nourrit la réflexion qualitative. C’est à partir d’un tel travail que l’on peut commencer à réfléchir à la vie des gens. Bref, thèse et blog se complètent et s’épaulent mutuellement !
J. Brêche, Portrait d'un jeune esclave en habit républicain (les contradictions iconographiques, bonjour !), 1793, Château de Nantes. |
Si le sujet vous intéresse, RDV sur le blog Noire Métropole. J’ai sélectionné deux articles qui pourraient vous plaire : l’un sur l’escrime et les hommes de couleur et l’autre sur Casimir Fidèle, né sur la côte de Guinée, pris comme esclave dès son enfance, qui apprend à Paris la cuisine et la pâtisserie, qui est affranchi et qui ouvre son propre hôtel à Bordeaux, un établissement luxueux.
Dans un tiers des célébrations au moins, les fiancés, tous deux affranchis, sont âgés de 40 à 62 ans. Les mariages de gens de couleur s’inscrivent ici clairement en faux contre la tradition matrimoniale française où le premier mariage s’effectue entre 26 et 28 ans en moyenne à la fin du XVIIIe siècle. Le mariage de ces Afro-descendants à un âge avancé se pose donc comme une exception dans le fonctionnement habituel du processus matrimonial. En fait, le choix du mariage pour ces couples âgés est très fortement lié à la portée symbolique de cette cérémonie. Puisque les esclaves ne peuvent que difficilement se marier, le mariage devient une manière de proclamer et d’assurer sa nouvelle liberté : tous affranchis, cette célébration est ainsi l’occasion pour eux d’affirmer leur autonomie à l’égard de leurs anciens maîtres. Jean-Baptiste André et Geneviève font ce choix un an seulement après avoir obtenu leur liberté. De fait, c’est donc leur affranchissement tardif qui explique leur mariage tout aussi tardif.
Où l’on voit qu’une comparaison statistique très simple – l’âge du mariage – en révèle très long sur des conditions d’existence.
Une autrice.
je vais aller visiter le blog mais pas certaine de me plonger dans cette lecture un peu trop savante pour moi je crois même si le sujet m'intéresse
RépondreSupprimerJe pense que le blog te plaira et t'intéressera beaucoup !
SupprimerTrès intéressant, forcément. je me demande comment arrivaient ces esclaves d'Afrique : directement Afrique Europe?
RépondreSupprimerJe n'ai pas lu le livre de Anne marie Garat, humeur noire, ça pourrait compléter? Ou alors tu connais La sonate à Bridgetower?(pour l'époque 18ème)
Je suis allée voir le blog de l'auteur, aussi.
Les esclaves pouvaient arriver soit directement d'Afrique soit des plantations des colonies des Antilles, Haïti et Saint-Domingue.
SupprimerJ'ai acheté La sonate, mais je ne l'ai pas encore lu. Pour Garat, je ne sais pas, ça doit pouvoir se compléter en effet, même si entre un récit et une thèse il peut y avoir une certaine distance.
Sujet fort intéressant, oui... j'ai lu Humeur noire, qui m'a d'autant plus intéressée que je vis à Bordeaux, et qui traite surtout de la manière dont l'évocation de la présence de noirs en France est faussée par une vision "euphémisante", qui occulte une dure réalité. Je pense que son titre ferait sans doute un complément intéressant à cette lecture.
RépondreSupprimerIl y aussi sur Bordeaux une association qui œuvre depuis des années à faire reconnaître officiellement le passé esclavagiste de la ville, qui s'appelle "Mémoires et partages" et qui organise de passionnantes visites guidées sur ce thème (http://memoiresetpartages.com/).
Et j'irai moi aussi visiter le blog.
Comment ça, tu vis à Bordeaux ? Il faut que je m'en rappelle. Je compte y venir au printemps, pour visiter l'exposition sur Rosa Bonheur ! Je te ferai signe, on pourra peut-être se voir.
SupprimerL'accrochage du Musée d'Aquitaine est d'ailleurs intéressant sur le sujet.
Mais oui, très bonne idée, fais-moi signe lors de ta venue ! Je viens de mon côté régulièrement sur Marseille, pour le boulot, mais c'est souvent en coup de vent.
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