La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 10 mars 2022

Suivez attentivement ce que je vais vous raconter.

 Bohumil Hrabal, Moi qui ai servi le roi d’Angleterre, traduit du tchèque par Milena Braud, édition samizdat 1971, édition légale 1982.

 

Le narrateur est un jeune garçon de restaurant qui raconte les diverses étapes de son apprentissage dans différents établissements de Tchécoslovaquie dans les années 1920. L’ensemble est raconté d’un ton cocasse et alerte. Il est question de clients excentriques et de filles chaleureuses. Un épisode particulièrement burlesque est celui du repas entre le président de la République et l’empereur d’Éthiopie. Le ton devient plus grave – du moins pour le lecteur – quand le héros tombe amoureux d’une Allemande, engagée dans la Wehrmacht, et franchement acquise aux idées nazies. Le jeune continue d’être insouciant, mais de moins en moins, ou plus exactement son insouciance prend progressivement la forme d’un détachement vis-à-vis du monde qui l’entoure. Argent, anciennes amours, pouvoir, ambition… le voici qui choisit progressivement une vie à part dans le pays devenu communiste. Il s’isole de plus en plus, vivant au fond de la forêt avec un petit cheval, une chèvre et une chatte.


Dans le profond silence on entendait seulement le vent fendre doucement les airs, un vent parfumé qu’on aurait pu lécher comme un cornet de glace, comme une chantilly impalpable, on en aurait presque mangé à la petite cuillère de cet air à la saveur lactée.


Le ton léger fait donc place à une mélancolie de plus en plus grande. Cette fantaisie et cette tristesse, alliées dans le récit, me semblent être le propre de la voix de l’auteur, son ton caractéristique. Ici rien ne semble sérieux, pas plus un repas au restaurant que la guerre ou une dictature ou un camp de travail, mais rien n’est vraiment innocent non plus. Ce décalage constant avec ce que le lecteur sait de la réalité du pays produit un sentiment d’étrangeté à la lecture, notamment au début, pour saisir la particularité de ce ton.

On croise un mannequin gonflable pour tailler des costumes sur mesure, un bébé qui enfonce des clous dans un plancher, Steinbeck, une dictature d’opérette. Le ton est volontiers à la fois burlesque et poétique.

Le tout est raconté en de longues phrases, entre lesquelles se succèdent bien souvent des points de suspension. Tout semble s’enchaîner rapidement (280 pages pour couvrir une vie entière) et couler de source, sans événement majeur qui arrêterait le fil de la narration. Ainsi coulent la mélancolie et le lent désenchantement du monde.

Groz, Scène de rue, 1925 Thyssen Bornemisza

Une formule revient en permanence, jusqu’à la fin : « l’inconcevable était devenu réalité ». Nous sommes bien dans un roman, qui frôle le surréalisme.


Je marchais au rythme du petit cheval qui dodelinait de la tête, il sortait peut-être d’un puits de mine car il avait ce beau regard des hommes ou des bêtes travaillant constamment en sous-sol, dans les mines ou les chaufferies, et qui, une fois remontés à la surface, écarquillent les yeux pour admirer le ciel, puisque pour ces yeux-là n’importe quel ciel est admirable.

 

Une édition samizdat ? Il s'agit, je cite Wikipedia, d'un système clandestin de circulation d'écrits dissidents en URSS et dans les pays du bloc de l'Est, manuscrits ou dactylographiés. 


Mon billet sur Une trop bruyante solitude.


Troisième participation au mois de l'Europe de l'Est sur les blogs, organisé par Et si on bouquinait.




 

9 commentaires:

Ingannmic, a dit…

Je suis moi aussi du côté de la République tchèque aujourd'hui !
J'ai hésité à lire Une trop bruyante solitude pour ce Mois de l'Est, mais il y en avait tant.. la prochaine fois peut-être ?

nathalie a dit…

J'aimerais bien le relire, mais on me l'avait prêté, donc il faudrait que je m'achète, ce qui ne semble pas du tout raisonnable vu que, comme tu dis, il y en a tant.

Marilyne a dit…

Tu me confirmes que je vais relire l'auteur ! Nous nous croisons, je publie aujourd'hui mon article sur " une trop bruyante solitude ". En te lisant, je retrouve en effet le style de l'auteur. Je suis complètement accrochée, j'avais noté le livre que tu présentes aujourd'hui pour poursuivre la lecture, merci.

nathalie a dit…

Ah j'irai lire ton billet ! C'est un auteur majeur en effet.

keisha a dit…

Jamais lu l'auteur, mais la richesse de cette littérature m'incite à m'y plonger encore plus!!!

nathalie a dit…

Tu notes le léger enthousiasme collectif !

Patrice a dit…

C'est un livre que je n'ai encore jamais lu mais qui me tente beaucoup. Il a fait l'objet d'une adaptation cinématographique par Jiri Menzel, une figure du cinéma tchèque du 20ème siècle récemment décédée. Merci beaucoup pour cette nouvelle participation !

nathalie a dit…

Oui je ne connais pas le cinéma tchèque mais Wikipedia mentionne plusieurs adaptations. Totalement inconnues de moi.

Passage à l'Est! a dit…

Même commentaire que Patrice: pas encore lu ni vu pour ma part. Pourtant ce n'est pas l'envie qui manque!