La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 18 octobre 2022

Beurre et miel, mais aussi amande amère.

 

Angel Wagenstein, Abraham le poivrot, loin de Tolède, traduit du bulgare par Véronika Nentcheva et Éric Naulleau, 2002, publié en France par Autrement.

 

Le narrateur évoque la vie de son grand-père Abraham, Abraham le poivrot donc, juif dont les ancêtres ont quitté l’Espagne il y a bien longtemps, en 1492, et se sont installés à Plovdiv, petite ville Bulgare. Il évoque plus encore la vie en ce temps-là, c’est-à-dire aux alentours des années 45-50, joyeuse et colorée, bien loin de la grise ville post-communiste qu’il retrouve à la fin du XXe siècle, lui qui est désormais israélien.


- Si l’autre insiste trop, dis-lui que je suis chez le dalaï-lama.

- C’est qui, celui-là ?

- Un collègue. Ferblantier dans un autre quartier.


Un beau roman, joyeux et nostalgique, qui raconte un monde disparu, celui où le pope orthodoxe, le rabbin et le mollah picolaient avec un poivrot juif athée et rêvaient aux charmes d’une même femme. Sans oublier les Tziganes et leur musique. Et les autorités communistes qui se mettent en place doucement, au début avec peu d’autorité, mais peu à peu avec l’efficacité d’un rouleau compresseur. Ils quitteront tous la ville. Des années plus tard, il reste des souvenirs et des photographies en noir et blanc.

On retrouve certes la verve du Pentateuque puisque Abraham est un conteur qui a traversé les Alpes avec Annibal, vu les eaux se soulever et diverses autres choses extraordinaires, mais la tristesse du narrateur est réelle. Son malaise à la vue de ce qu’est devenue la ville ne cesse pas – il faut dire qu’il vit dans une douloureuse solitude.

Plovdiv m’est apparue comme une ville rêvée (elle existe pourtant), avec des ruines romaines et des minarets turcs, des demeures bulgares, une forteresse thrace, un bain turc utilisé par toutes les communautés, chacune un jour différent. Le quartier dit du Cimetière du Milieu n’existe plus. On peut se demander également si les souvenirs sont fidèles et non pas recréés par la nostalgie de l’enfance.

Il y a aussi l’évocation floue et brouillonne de l’histoire avec sa grande hache, qui pourtant finit par rattraper le narrateur, avec ses camps et ses soldats, et ses histoires de partisans. C’est quand même le point de vue d’un enfant qui ne comprend pas bien ce qui arrive à ses camarades d’école et à son grand-père. Et il y a un grand blanc, celui des 40 années où le narrateur n’était pas là. On ne saura rien de ce qu’il s’y est ou non passé.

Je retiens le récit très drôle de la visite des écoliers dans les trois lieux de culte de la ville (mosquée, synagogue, église) et les trois gifles que reçoit le narrateur enfant à cette occasion. Je retiens aussi l’hommage rendu à la langue ladino, parlée par les juifs d’Espagne pendant des siècles.

Un roman doux amer.

 

Oui, ils sont toujours vivants dans mon âme, les couchers de soleil emplis des parfums de brioche chaude au sésame et de confiture de figues, les lourds coings d’automne sur les branches, les fils d’or des toiles d’araignée sur les treilles. Ce monde n’était ni pauvre et loqueteux ni riche, je dirais qu’il était modeste et plein de bonnes intentions mais parfois un peu trop difficile à comprendre pour nous autres, les enfants.

 

Wikipedia m’apprend que l’auteur est né à Plovdiv (mais pas du tout à l’époque du narrateur du roman).

 

L’avis de Passage à l’EstElle insiste sur la déformation de la mémoire : Abraham est-il cet homme robuste qui touche les étoiles ou ce poivrot miteux ? Et sur les deux faces du roman, la nostalgie ensoleillée et l’amertume des années grises.

L' avis de Miriam.

 

Merci à Passage à l’Est pour cette lecture !


Sacha Stone, Si Berlin était Constantinople, 1929 photomontage Museum Folkwang Essen


 

Angel Wagenstein, Adieu Shanghai, traduit du bulgare par Krasimir Kavaldjiev et Veronika Nentcheva, parution originale 2004.

 

Un roman qui s’intéresse à un pan peu connu de la Seconde guerre mondiale : la façon dont des milliers de Juifs ont trouvé refuge à Shanghai. Trouvé refuge, façon de parler, dans une ville où la misère est galopante et où l’occupant est japonais et donc allié des nazis (même si les Japonais ne saisissent pas bien le délire autour des Juifs).

Un livre qui n’est pas très réussi à mon sens. J’ai l’impression que l’auteur hésite entre le roman inspiré de faits vrais (et tout ce volet est très réussi, on suit le parcours d’un chef d’orchestre allemand, d’une jeune juive, avec toute leur vie à Shanghai) et le roman d’espionnage avec plein de noms de gens allemands, chinois, japonais ou américains, assez confus à comprendre. J’ai aussi été agacée par le début, très artificiel, avec ces 3 récits de concerts à 3 époques différentes.

Donc je retiens la description étonnante d’une pagode transformée en synagogue, et toute la vie dans le quartier de Hongkew et sa transformation en ghetto, avec cette étrange cohabitation entre Juifs européens et les Chinois, sachant que par ailleurs de riches familles juives du Moyen Orient vivent là depuis fort longtemps. Il y a donc un shabbat célébré avec des plats rappelant la cuisine arabe cuisinés par des servantes chinoises.

 

Cet exotique tableau avec nonnes chinoises embouchant trombones et trompettes pour magnifier le Danube bleu à l’embouchure du Yang-Tseu-Kiang, lequel brassait des eaux d’un brun trouble, recelait quelque chose de grotesque et de touchant à la fois. Un tel accueil, aussi solennel qu’inattendu, insufflait du courage dans l’âme des réfugiés désorientés et exténués après ce long voyage, il ravivait l’espoir génétiquement enraciné au cœur de la tribu d’Israël, si souvent persécutée, que la situation n’était pas si tragique et qu’au bout du compte tout finirait par s’arranger. Frêle espoir bientôt mis à rude l’épreuve.

 

Le billet de Miriam.


Sur le blog, mon billet sur Le Pentateuque ou les cinq livres d'Isaac, qui est vraiment à lire.


 

9 commentaires:

  1. Comme toi j'ai lu le Pentateuque, une lecture jubilatoire et un livre que j'ai relu récemment
    celui là je ne le connais pas donc immédiatement j'ai noté ton avis et celui de Passage à l'est sont d'excellentes références

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    1. Je pense qu'Abraham te plaira, il y a une douce mélancolie très prenante.

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  2. J'ai déjà noté le nom de l'auteur, alors un jour un jour...

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  3. Mon préféré est Abraham le Poivrot! Et je suis allée à Plovdiv

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  4. Moi, je pense que la vraie question est: est-ce qu'Albert Cohen existe? Parce que s'il n'existe pas, comment peut-on être sûr que Plovdiv, elle, existe?
    Je n'ai pas encore lu Adieu Shanghai donc j'attends de me faire ma propre opinion.

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    1. Arghhhh comme je ne fais jamais attention aux noms des personnages je n'avais même pas vu que le narrateur s'appelle Albert Cohen ! Tout un symbole !
      Encore merci pour le livre.

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    2. Je suis contente d'avoir pu en faire profiter quelqu'un d'autre!

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