La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 24 janvier 2023

Les rêves travaillent.

  

Éric de Rosny, Les Yeux de ma chèvre, 1981, Terre humaine.

 

 

Un prêtre jésuite, blanc et français, raconte comment, à Douala, profitant de son temps de mission, il a étudié les pratiques des guérisseurs. Et c’est passionnant.

Difficile de vous parler de ce livre sans le raconter, alors j’essaie de donner quelques éléments.


La séance de nuit chez Din ne cherche pas à démontrer l’existence d’une culture africaine, mais elle est l’exercice même de cette culture dans l’une de ses fonctions principales : la guérison. Ici, personne ne donne l’impression de jouer. Il s’agit de rendre la vie à quelqu’un, de rétablir l’équilibre d’une famille.


D’abord Rosny raconte ce qu’il voit. Il assiste à plusieurs séances de guérison, organisées par différents guérisseurs, dont il peut comparer les méthodes. Il parvient à s’intégrer jusqu’à faire partie de la foule normale tout en devenant ami avec plusieurs de ces guérisseurs qui partagent avec lui leur expérience. Il interroge les malades et leurs proches, les guérisseurs et leurs assistants, pour essayer de comprendre. Il s’interroge et réfléchit, mais j’ai apprécié qu’il ne cherche pas plus que cela à interpréter. Je dirais qu’il suggère de possibles interprétations pour son lecteur occidental, mais sans aller trop loin, et surtout en montrant que ce n’est pas de cela dont il s’agit. On n’est pas dans la théorie, les symboles et les images, mais dans la réalité. Cette compréhension apparaît quand un homme crache une boule de feu : « Le feu, ce n’est pas un symbole, c’est la guerre directe. » Parler de rite ou de symbole, ce serait un « recul tactique » du langage.


Ce n’est pas un langage imagé, encore moins mythique : il est seulement l’expression d’une réalité profonde dont seule la surface est apparente.


Ce n’est pas un livre d’ethnologie professionnelle, car il manque des précisions factuelles (gestes, paroles, objets), mais il donne un panorama global. Je dirai qu’il se pose comme un intermédiaire, restant entièrement à sa place d’occidental, mais parvenant à nous expliquer les situations du point de vue des Camerounais.


Ton sorcier est ton garde du corps.


Le guérisseur est doté de la double vue (mais il n’est pas le seul), qui lui permet de voir la violence à l’œuvre au sein de la société. Il est celui qui voit la réalité de la violence au sein de la société et qui soulage les personnes oppressées par ces conflits grâce à cette connaissance visuelle.


Et soudain l’instant tant attendu arrive : mes yeux s’ouvrent, les hommes s’entretuent. J’en ai la sensation visuelle.

Costume de nganga, de guérisseur, pour le Carnaval de la Nouvelle-Orléans, 2017, privé.


Rosny montre que les guérisseurs (et leurs corollaires inévitables, les sorciers) agissent dans une société donnée, avec sa structure familiale, ses rapports de force et ses normes. Le soin fonctionne quand la famille se soude autour de ses membres. Dans ce cadre, le changement que vit la société camerounaise dans les années 70 a nécessairement des conséquences : éloignement de la forêt et des plantes aux effets pharmaceutiques, dispersion des familles, apparition de richesses inexpliquées dues aux mouvements d’argent et aux spéculations immobilières, affaiblissement du rôle des chefs de quartier, etc. Certaines explications du monde se maintiennent malgré tout, comme le montre l’auteur à propos du thème de l’achat d’esclaves (c'et un point très intéressant). En général, les guérisseurs semblent plutôt parvenir à agir efficacement dans cette société mouvante, même si certaines guérisons peuvent n’être que transitoires.

Interroger les jeunes, qui sont à mi-chemin entre une vie occidentale et/ou urbaine et une vie que l’on dira traditionnelle, permet à l'auteur de mieux comprendre comment marche cette pratique de guérison, quel est son but et quels sont ses moyens d’action.

Il souligne que la culture camerounaise n’est pas forcément à chercher en brousse, en forêt ou « dans les villages ». Elle se trouve aussi au cœur d’une capitale, en interaction avec la police, les entreprises du BTP et l’hôpital.

 

Din, à la différence d’autres nganga, utilise un nombre réduit d’instruments et aucun de ces trucs de prestidigitateur qui donnent à certains une aura momentanée. Il ne se départit pas un instant de sa bonne humeur, marque suprême de son assurance. Son secret est l’art de concentrer l’attention de l’entourage sur sa longue silhouette un peu débraillée.

 

Jamais Din ne se départit de son assurance. Je l’ai vu ivre, je l’ai vu sans argent, sans malades. Il affirme toujours la même confiance en son pouvoir. En fait cette certitude est indispensable. Elle est la preuve même de sa connaissance des réalités invisibles, et de son don de double vue lui permettant de découvrir les machinations des sorciers.

 

Merci Ysabel pour la lecture.

 

5 commentaires:

keisha a dit…

Je vois la date, 1981, cela a sans doute changé?

nathalie a dit…

Aucune idée pour être honnête. Ceci dit, en 40 ans, oui, pas mal de choses peuvent changer, surtout dans un pays où les jeunes représentent une part importante de la population, alors qu'ils ont une attitude particulière envers la sorcellerie. Toutefois, l'auteur montre que les sorciers parviennent - plus ou moins bien - à s'adapter alors qu'ils vivent déjà dans un monde qui évolue fortement et rapidement (colonisation, décolonisation, guerre, transition démographique, urbanisation, financiarisation, etc.). Le fait qu'ils sont présents dans la capitale et reconnus par les institutions.

miriam a dit…

Je le note sur mon pense-bête

miriam a dit…

introuvable sur la FNAC ou Amazon peut être la bibliothèque l'a en réserve?

Nathalie a dit…

Je crois que l’amie qui me l’a prêté l’a trouvé dans une boîte à livres. Ce n’est pas récent.