La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 26 janvier 2023

Quand la parole, c’est la guerre totale, il faut bien se résoudre à pratiquer une autre ethnographie.

 Jeanne Favret-Saada, Les Mots, la mort, les sorts, 1977, chez Gallimard.

 

Favret-Saada est ethnologue et a étudié la sorcellerie dans le bocage (en Mayenne). C’est un livre très réputé parce qu’elle n’aborde pas le sujet de façon surplombante et jugeante (ces ignares de paysans superstitieux), ce qui lui permet d’apprendre beaucoup de choses, mais aussi parce qu’elle quitte la posture attendue de l’ethnologue en prenant part à la vie de ses enquêtés.


On voit qu’il ne s’agit pas exactement d’une situation classique d’échange d’information, dans laquelle l’ethnographe pourrait espérer se faire communiquer un savoir innocent sur les croyances et les pratiques de sorcellerie. Car qui parvient à les connaître acquiert un pouvoir et subit les effets de ce pouvoir : plus on sait, plus on est menaçant et plus on est menacé magiquement.


Elle rencontre des fermiers (paysans ou ouvriers agricoles) qui vivent des événements que d’autres attribueraient à la malchance (maladie des humains et maladie du bétail notamment). Ces hommes et femmes finissent par admettre qu’ils sont pris par les sorts et ils se mettent en quête d’un désorceleur. Car qui dit sort, dit sorcier. Il n’est pas question ici des guérisseurs, ces gens qui soignent les verrues ou qui passent le feu, mais de gens bien plus dangereux, avec des sorts qui apportent la maladie, la ruine, la folie, la mort.


Je réalisai que, si fascinante que soit la sorcellerie, jamais je ne pourrais m’y habituer, ce en quoi j’étais fondamentalement différente des paysans du Bocage. Car la morale de l’histoire était que nul n’échappe à cette violence : qui n’est pas agresseur devient automatiquement victime ; qui ne tue pas, meurt.


Marc, Combat de vaches, 1911, Privé (dépôt Met).

Si vous n’avez pas mis les pieds à la campagne depuis longtemps, vous vous demanderez peut-être de quoi je parle.

La posture de Favret-Saada est particulièrement intéressante. D’abord, elle ne juge pas ces gens comme des arriérés ou des crétins (libre au lecteur de le faire s’il le souhaite). Elle place le discours de la sorcellerie à une juste distance, suffisamment proche pour l’entendre (puisque personne ne se confierait à elle dans le cas contraire) et pour le prendre au sérieux et tout à la fois assez éloigné pour ne pas le prendre pour argent comptant et en comprendre les enjeux cachés ou sous-entendus. Elle ne cherche pas non plus à interpréter la réalité supposée vraie que serait censé recouvrir un discours supposément symbolique (haires recuites dans une famille, rivalité professionnelle, psychiatrisation, transformation de la société). Elle cite les propres mots des personnes qu’elle rencontre et clarifie la structure des relations entre sorciers, ensorcelés, désorceleurs. C’est le fonctionnement même du discours de sorcellerie, sa naissance, ses effets, son impossible disparition, qu’elle étudie tout à la fois avec prudence et audace.

 

Je sais bien que celui qu’on dit être mon sorcier n’a jamais pratiqué la moindre magie contre moi ; je sais bien que les rituels de madame Flora, par eux-mêmes, ne peuvent provoquer quelque effet que ce soit : ni contre la sorcière de Joséphine, ni contre mon sorcier, ni contre moi ; mais quand même, puisque tant de vœux de mort circulent en tous sens…

… vais-je mourir, à mon tour, dans un accident de voiture ?

 

On aura compris combien cette ambiguïté lui est nécessaire pour préserver à la fois les deux parties de l’énoncé : « Je sais bien…, dit-elle en substance, que mon époux n’a pas été victime d’un sort, puisque la religion, la science et l’opinion du bourg l’affirment avec tant de force et de vraisemblance, mais quand même… les sorts, en général, ça existe. » Car cette ambiguïté présente l’avantage de laisser ouverte la question de savoir de quelle fatalité, au juste, Fourmond a été la victime.

 

Une autrice.

Je note l’utilisation intéressante des romans de Lovecraft comme une clé de compréhension.

À plusieurs reprises, elle annonce que ses travaux doivent donner lieu à deux volumes. Wikipedia m’apprend que ce second texte, Désorceler, est paru seulement en 2009. Je vais bien évidemment le lire (quand j’aurai réussi à me le procurer).

 

6 commentaires:

  1. J'ai les pieds biens ancrés dans ma campagne (même la boue^_^) mais j'évite de chercher à connaître tout ça...

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  2. C'est un livre inattendu, je vais le noter. A quelle période se passent ces épisodes en Mayenne ?

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  3. oh le temps n'est pas si loin, en 1954 j'avais 4 ans je me souviens encore de la femme qui apparue dans notre cuisine pour m'imposer les mains et me débarrasser des maladies, j'avais cumulé coqueluche, rougeole et oreillons en l'espace de quelques semaines !!! mes parents n'étaient ni paysans, ni arriérés ni idiots mais ma mère s'était laissée convaincre après tout cela n'engage à rien !!

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    1. Je te rassure, pour les guérisseurs, il n'est pas nécessaire de remonter si loin (d'ailleurs le livre découle d'observations réalisées dans les années 70 et il est évident que les gens ne sont ni arriérés ni idiots) puisque ma grand-mère a été guérisseuse jusqu'au début des années 2000 (et ensuite relève prise par le cousin). Ceci dit, là, il s'agit des sorciers, c'est un peu différent.

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