La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 20 avril 2023

Il n’y a pas d’aujourd’hui, il n’y a que la douceur des jours passés et un lendemain incertain.


Elsa Triolet, Le premier accroc coûte deux cents francs, 1943-1944.

 

Quatre longues nouvelles pendant la guerre.

Dans Les Amants d’Avignon, nous suivons Juliette, dactylographe parfaite, belle et intelligente, rêvant à l’amour. Parisienne réfugiée à Lyon à cause de la guerre, elle transmet les messages et relève les boîtes à lettres de la Résistance. Elle circule, passe la nuit dans une ferme, ou un hôtel louche, elle marche, prend le train, parvient à échapper à ceux qui la recherchent, et rêve encore d’amour. C’est une héroïne sans tambour ni trompette. Une petite main essentielle.


Cela sentait bon la neige là-dedans, comme une armoire de linge frais. Il ne faisait pas froid du tout, et si le soleil avait chauffé un tout petit peu plus, il aurait fait couler toute cette blancheur, fragile comme de la belle dentelle.


La Vie privée ou Alexis Slavsky, artiste peintre, raconte les années de guerre d’un couple de parisiens, réfugiés à Lyon et dans les petites villes du Sud. Il est peintre et se préoccupe seulement du fait que la guerre l’empêche de peindre. Il peut quand même refuser de vendre ses toiles à un Allemand ou accepter d’aider un homme qui le demande. Il y a tout le récit de cette vie humble pendant la guerre, dans les hôtels, les pensions, avec la recherche de nourriture et de charbon, les uns sur les autres, pendant que les plus riches ont tant de place.

Les Cahiers enterrés sous un pêcher sont tenus par Louise. Elle raconte son enfance en Russie, proche de celle de Triolet, ses années de journaliste, sa visite en reportage à un maquis. Pour tout une partie, c’est le miroir du récit précédent. Slavsky n’a pas tout compris à ce qui se passait. Alors que l’héroïne semble si détachée et un peu perdue, la fin vient, brutale et tragique.

Le premier accroc coût deux cents francs, c’est l’un des messages qui a annoncé le débarquement de Provence (15 août 44). Le récit revient sur les quelques heures de confusion quand les Alliés parachutent les armes, que les maquis s’animent plein d’espoir, mais que les Allemands sont encore là. S’il est de bon ton de critiquer les résistants du 6 juin, Triolet insiste : les combats étaient encore nombreux à ce moment et il restait tant à faire. Et les tensions étaient déjà là.

 

Vous n’êtes venue ni sur une comète, ni en caracolant sur un cheval, vous avez pris le train et affronté les gendarmes, vous avez mangé un sandwiche de saucisson en caoutchouc et moi j’ai enfourché ma bicyclette… J’ai vu de pauvres gens affolés, quittant femme et enfants, pour aller se tapir quelque part… On fait ce qu’on peut, on se défend, on attaque, on se dit parfois qu’on n’est pas plus qu’un moustique sur la peau grise de l’éléphant…


Autant le dire : j’ai été happée par ces quatre nouvelles (surtout les 3 premières). Il me semble que Triolet raconte beaucoup de la vie en France durant l’Occupation : résistants taiseux et invisibles, soif d’en découdre, méfiance vis-à-vis de tout le monde, longues heures passées à attendre, difficultés matérielles, union dans la lutte contre l’occupant, méfiance réciproque, espoir, attente d’une déception inévitable…


Les « gens de la plaine », pour employer l’expression qui oppose la population de la France aux maquis, ne sont souvent pas à la hauteur, bien que je ne sois pas d’accord avec l’orgueil et la morgue de certains jeunes combattants, héros d’aujourd’hui et de demain… Imagine-t-on un front sans arrière ? Qui donc fournira aux combattants tout ce qui leur est nécessaire ? Enfin, ça ne se discute même pas. Le peuple de France n’a pas à émigrer dans son entier vers les maquis...


La ville de Lyon figure comme un décor indispensable. Plaque tournante des maquis et de la Résistance, refuge des Parisiens, importante population ouvrière, riche bourgeoisie, et surtout les traboules, les rues, les passages, les escaliers, les boîtes aux lettres, qui sont arpentés, surveillés, jour et nuit. La ville est mal-aimée, grise et froide, humide et peu accueillante, mais les Résistants les plus divers s’approprient le moindre de ses pavés et de ses recoins.

Sont très bien rendues également les discussions entre inconnus, dans le train ou dans une file d’attente, quand on sent que l’on partage des préoccupations communes, mais que l’on se méfie, que l’on prend part à la conversation pour être comme tout le monde, mais pas trop, pour surveiller ses mots.

Il y a aussi un beau portrait de la ville d’Avignon.


Ça fait déjà quatre ans. Quatre ans que nous vivons séparés de quelqu’un, de quelque chose, et que le monde entier est dévoré par la nostalgie. Quand on se revoit, quand on retourne auprès de son clocher, ce n’est que pour mieux souffrir d’avoir à s’en arracher de nouveau. La vie passe à se quitter, à quitter, à sombrer dans l’attente et l’absence… Remplissez votre temps comme vous voulez : à vous entretuer, à vous faire les ongles ou à transporter de la dynamite, ce n’est quand même pas la vie, ce n’est toujours que la même attente remplie de catastrophes immenses.

C’est le début des Cahiers enterrés.


Plaque vue à Montpellier.
De temps en temps, le « je » ou le « nous » de l’autrice fait irruption dans la fiction, rappelant les conditions d’écriture de ces textes. En effet, Triolet fut réfugiée à Dieulefit, puis à Lyon pendant toute une partie de la guerre. Les Amants d’Avignon est paru aux Éditions de Minuit en octobre 1943 sous le pseudonyme de Laurent Daniel. On y trouve pour la première fois l’expression « parti des fusillés » pour désigner le Parti communiste. Les autres textes sont datés de 1943 et 1944. Le recueil a obtenu le Prix Goncourt en 1945 au titre de l’année 1944. Je suis très impressionnée par le fait qu’elle ne dispose d’aucun recul et écrit sur le vif tout en rendant toute sa complexité aux personnages et aux événements. Les personnages de fiction racontent son histoire et celle de ceux qu’elle a connus, mieux qu’une série de reportage. Et de temps en temps, des tracs sont insérés en plein milieu du récit.


Des hommes exténués d’héroïsme sans éclat, sans éperons, sans fanfares, exténués de privations, de manque d’illusions, de la hideur de l’ennemi et de celle des traîtres…

 

Les rues étaient noires, mais on n’avait pas besoin de voir, on les entendait, il n’y a qu’eux pour faire cet infernal bruit de bottes, comme si elles de plomb ou de fonte. Une ville allemande, qu’Avignon…


Ces quatre récits sont dans l’ensemble assez sombre. Même si la fin de la guerre ne cesse de se rapprocher, les amis continuent d’être arrêtés et tués et l’esprit de collaboration, de méfiance et de trahison semble avoir durablement atteint le pays. L’horizon est bouché. Et pourtant, j’aime beaucoup le récit de l’agitation qui s’empare de tous à la réception du message donnant le signal du débarquement.

Et puis la langue est si belle, c'est elle qui porte la lumière.

 

Tout est dans le plus grand désordre ; les chemins de fer, les sentiments, le ravitaillement… Est-ce pour demain, y aura-t-il un autre hiver, cela va-t-il durer encore un mois, ou un siècle ? L’espoir de la paix est suspendu au-dessus de nous comme une épée… Les ménagères ne balayent plus, ne font plus la soupe, on mange froid, on boit un jus quelconque, les écrivains n’écrivent plus, car y aura-t-il censure ou n’y aura-t-il pas censure, les usines manquent de matières premières, les patrons craignent des rafles, les ouvriers chôment à moitié, les paysans moissonnent la tête en l’air, sous les avions qui lâchent des bordées de mitraille… Ça sent les montagnes de pêches qui pourrissent.

C’est le début du Premier accroc.

 

Il s’agit d’une lecture commune avec Lili_desbellons sur Instagram. J’ai lu des avis mitigés sur Le Cheval blanc, mais après cette expérience très réussie, je suis tout à fait d’attaque pour continuer à lire Triolet !

 




7 commentaires:

keisha a dit…

Tu es assez enthousiaste! Pourquoi pas?

nathalie a dit…

Je ne sais pas ce que valent les autres titres, mais celui-ci est très bien. Quand tu vois en plus les conditions d'écriture...

Marilyne a dit…

Tu me rappelles un grand souvenir de lecture. Ton billet me ravit particulièrement, cela fait trop longtemps que je me dis que je dois écrire une chronique sur ce recueil. Tu me dédouanes ;-). Et je me retrouve dans ta lecture, la beauté de la prose, la perspicacité sans le recul, Lyon et Avignon. Comme toi, j'ai aimé chacune des nouvelles ( même la dernière avec une préférence peut-être pour Les cahiers enterrés ). Il me semble que l'on lit moins Elsa Triolet, c'est dommage.

nathalie a dit…

Elle est un peu lue quand même. Et il faut relativiser le succès d'Aragon: à part Aurélien et le Fou d'Elsa parce que c'est au bac personne ne lit ses autres romans (à part moi...)
Et oui, ce recueil est une réussite. L'évocation d'Avignon est superbe.

Sandrine a dit…

Ah Nathalie, heureusement que tu es là pour nous rappeler le plaisir qu'on peut prendre à lire les classiques !

Nathalie a dit…

Ah oui tu peux compter sur moi pour ce créneau !

Marilyne a dit…

Je me posais la question parce que au Marché de la poésie de St Sulpice j'avais rencontré " Les amis d'Elsa Triolet ", très militants. Ils me donnaient l'impression de s'opposer à un oubli. Pour Aragon, j'avais lu le recueil de nouvelles Le collaborateur, lecture marquante également.