La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 4 mai 2023

Ils forment leurs mots autrement, d’une manière floue, sans netteté, très éloignée des normes de prononciation admise.

 

Ferenc Karinthy, Épépé, parution originale 1970, traduit du hongrois par Judith et Pierre Karinthy.

 

C’est une relecture d’un livre bizarre.

Budaï, le personnage principal, est linguiste hongrois, en route pour un congrès à Helsinki (et aucune de ces informations n’est vraiment un hasard), quand il se retrouve égaré dans une ville inconnue, à la langue inconnue et incompréhensible, où il lui est impossible de communiquer avec qui que ce soit et dont il semble impossible de partir.


Il se sent tellement solitaire, et plus longtemps dure son séjour, et plus peuplée lui apparaît la ville, plus sa solitude lui pèse ; le simple fait d’être revenu quelque part où il est déjà passé noue une relation, un minuscule point de repère au milieu de cet océan étranger.


Au début de ma lecture, j’ai éprouvé un sentiment de lassitude, d’abord car cette histoire est assez déprimante, mais surtout parce que l’ayant déjà lue, je savais que les efforts du personnage pour élucider son sort seraient vains. Toutefois, j’ai progressivement été prise par la quête quasi policière qu’il mène pour découvrir la ville et la population où il est tombé.

Je retiens plusieurs aspects de cette seconde lecture.

D’abord Karinthy peint une ville complète, avec toutes ses institutions, mais dont les sigles et logos et tous les mots d’origine étrangère sont absents. Budaï et le lecteur en sont réduits à décrypter les lieux et les comportements : cette grande halle où des gens prennent la parole devant d’autres est-elle une université, une église, un tribunal ?


Est-il possible que le mot qu’il a pris pour une gare ferroviaire et repéré pour sa répétition sur le plan de métro, signifie tout simplement quelque chose comme avenue, boulevard, place, porte ? ou une épithèse comme ancien ou nouveau ? Éventuellement le nom d’un homme célèbre, un chef d’armée ou un poète qui a donné son nom à des choses diverses ? Ou bien, qui sait, est-ce le nom de la ville elle-même ?


La ville abrite une population considérable. Partout des files d’attente innombrables, des gens pressés qui se taillent un chemin en bousculant les autres. Personne ne prend le moindre moment pour tenter de le comprendre ou de s’interroger sur la provenance de cet homme, un peu différent. Ce monde hostile et gris semble sans espoir.

C’est que la langue n’a rien de transparent. Budaï se heurte à toutes les possibilités du langage écrit et, en l’absence de Pierre de Rosette, ne parvient à comprendre qu’un nombre réduit de mots. Et que dire de cet « Épépé » ? J’avais gardé en tête qu’il s’agissait vaguement du nom de la ville que Budaï aurait réussi à comprendre, mais en réalité, il s’agit de l’approximation du nom d’une femme, dont le livre donne toutes les variations possibles. C’est qu’il est impossible de comprendre exactement de quelle sonorité il s’agit et voici Budaï qui égrène des approximations - j’avoue que donner ce mot comme titre du livre ne manque pas d’humour.


Elle rit encore et répond en deux syllabes. Il ne comprend pas bien, il redemande :

- Pépé ? Tyétyé ?

Mais cela aurait pu aussi bien être Bébé, Vévé, Dédé ou autre, elle a une bizarre prononciation articulée, et lorsqu’elle répète cela sonne encore autrement, plutôt en trois syllabes, comme Édédé ou Bébébé.


Hoerle, Autoportrait, 1931 Bröhan Design Foundation Berlin

Je note que c’est un livre très international, puisqu’en tant que linguiste, le personnage tente des comparaisons avec l’anglais, le français, le hongrois, le chinois, le latin, etc. D’ailleurs, la ville est universelle. Les habitants y ont toutes les couleurs de peau, la nourriture est la même qu’ailleurs, le climat n’a rien de particulier, l’architecture ne présente rien de notable ou de particulier – rien n’est « typique ». On est dans le ventre d’une mégapole surpeuplée, où les autorités semblent dures, où chacun mène sa vie sans s’occuper des autres, où l’individu est seulement un de plus parmi la foule qui le presse.

Le récit d’un cauchemar, la solitude dans un monde totalement étranger.

 

Après un certain temps Budaï perd patience, il se décourage, il ne pose plus de questions, l’insuccès lui donne des complexes, sa langue est prise de paralysie. Cela ne l’empêche pas de foncer, de suivre son chemin dans la multitude incessante, propulsé plus par l’instinct que par une volonté consciente : une fois qu’il s’est juré de ne pas abandonner la partie, il doit la jouer jusqu’au bout, de toutes ses forces, quel qu’en soit le résultat.

 

Apparemment, ma première lecture est antérieure à la création de ce blog et donc il n’y avait pas eu de billet. L'avis de Et si on bouquinait un peu.

Une lecture commune est prévue prochainement, mais en prévision de mon départ en vacances, j'ai décrété  une semaine hongroise sur le blog.




14 commentaires:

Ingannmic, a dit…

J'avais été déçue, peut-être parce que j'en attendais beaucoup. Si j'ai apprécié certaines pistes de réflexion, l'intrigue, à force de tourner en rond, a fini par m'ennuyer, et puis cette fin...

nathalie a dit…

Je pense que le lecteur s'y sent autant enfermé que le personnage, ce qui explique la difficulté à se plonger dedans.

Dominique a dit…

j'ai lu beaucoup d'avis positifs mais je n'ai pas réussi à accroché à ce roman dommage

nathalie a dit…

Ça ne me semble pas tout à fait ton univers en effet.

eimelle a dit…

pas sûre que ça me plaise vraiment non plus...

je lis je blogue a dit…

J'ai vu qu'il y avait une lecture commune autour de ce roman mais j'ai été découragée par des avis que j'ai lus ici ou là

nathalie a dit…

Peut-être pas ton genre en effet !

nathalie a dit…

Ah la la... bon je comprends mais c'est dommage.

keisha a dit…

Hé oui, ces hongrois ont un genre qui me plait, alors epepe, c'est incontournable! Troublant.

Anonyme a dit…

Je ne sais pas si je le relirai mais je l'ai lu et oui, c'est démoralisant, on se sent englué dans un monde qui n'a pas de sens, privé de liberté, un univers absurde, sans avenir. Une vision des pays totalitaires, peut-être de l'URSS ? Un livre à lire, en tout cas.

claudialucia a dit…

Signature du commentaire précédent ...

Nathalie a dit…

Sans doute oui, l’absurde et l’impersonnalité du monde soviétique, avec ces files d’attente interminable.

Patrice a dit…

Merci pour le lien :-). C'est un livre vraiment particulier, mais j'avais vraiment été séduit par l'ambiance et toutes les interrogations qu'il suscite (et ton billet le confirme).

nathalie a dit…

Oui, c'est vraiment un truc bizarre. On est mal à l'aise mais on se pose plein de questions intéressantes.