La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 19 octobre 2023

Elle franchissait les frontières facilement, car, à l’instar de sa fille Miriam, elle savait qu’elles n’existaient pas.

 

Maria Kassimova-Moisset, Rhapsodie balkanique, parution originale 2018, traduit du bulgare par Marie Vrinet, aux éditions des Syrtes (rentrée littéraire de l’automne 2023).

 

En Bulgarie, au début du XXe siècle, Miriam est belle et fantasque. Le roman nous raconte sa mère, sa petite sœur joyeuse, et sa rencontre avec Ahmed, un garçon sérieux et travailleur. Mais il est musulman.

Le couple est chassé de toute part. Et pourtant les frères de Miriam sont tout prêts de le trouver sympathique ce vendeur de limonade. Mais dans une ville où seul le mariage religieux est possible, personne n’accepte de les marier. Elle ne serait que sa catin. Alors ils partent à Istanbul, une grande ville, où tout sera possible, pour eux et leurs enfants.

Hélas. La pauvre Miriam aura une vie bien dure.


Dessinée, envoyée de quelque part, inventée, non vécue. Istanbul, ce sixième de vie jusqu’à présent, allait rapetisser et tenir dans ses années à venir, et sa présence dans son cœur se rétrécirait et s’assécherait, jusqu’à devenir, un jour, une petite graine, grosse des histoires et des sentiments de Miriam.


L’originalité du roman est de faire alterner ce grand récit d’amour et de chagrin avec des passages où Kassimova-Moisset dialogue fictivement avec ses personnages. C’est que Miriam est sa grand-mère. Si ces passages sont peut-être un peu moins denses, ils permettent de souligner la position compliquée dans laquelle se trouve l’écrivaine. Contrairement à un motif souvent présent dans les romans, il n’y a pas eu ici de transmission ou de témoignages. Elle est obligée d’inventer, d’imaginer, de supposer à partir d’une photographie, de quelques souvenirs et de phrases glanées ici et là. Bien souvent, on ne connaît de ses ancêtres qu’une dizaine de phrases répétées comme si toute la personne tenait là.

Ces passages permettent aussi de rassurer la lectrice que je suis. Oui, toute cette histoire est bien dure, mais elle trouvera son issue, même si on ne sait pas très bien laquelle. C’est un petit fil d’espoir pour un livre qui est très émouvant.

 

Si je ne parviens pas à atteindre le port, ce sera pour toujours. Tu accomplis une petite chose, maintenant, et elle change de grandes choses pour après. Et tu dois le faire là, maintenant, entre neuf et quelques et dix heures, quelques minutes, moins d’une heure pour le faire et transformer ce « pour toujours » et un autre « pour toujours ».


Richier, L'Ouragane, 1948 bronze, Pompidou

C’est un beau roman d’amour, qui raconte la Bulgarie et Istanbul dans les années 20 et 30, la dure vie des femmes et des petits métiers, avec son lot d’exploitation et de dévouement, de chance et de malchance. C’est une époque cruelle.

Il y a un fabuleux petit garçon intelligent et courageux. On se dit que rien ne pourra l’abattre. Ça tombe bien, c’est le père de la romancière !

C’est une jolie écriture, qui ne s’appesantit pas, qui dit les choses comme elles sont, qui raconte les affres et les interrogations. Je recommande.

 

Rentre d’abord le bout pointu pour que tu ne sois pas terrassée par la douleur lorsque le sang viendra. Plie-le lentement – pour que tu ne souffres pas lorsque tu enfanteras un jour. Plie les deux bouts vers le milieu mais sans que l’un recouvre l’autre, pour que tes enfants ne se haïssent pas mutuellement. Appuie dessus avec tes deux mains, mais pas trop fort – pour que ça vienne autant d’années qu’il t’est imparti, tu ne vas pas verser du sang lorsque tu seras grand-mère, hein ! Ensuite, lave-toi comme il faut, sèche-toi. Tu vas ouvrir les jambes, t’accroupir et mettre le morceau de tissu à cet endroit.

Oui, ce sont les instructions de la mère à sa fille qui a ses premières règles.

 

Lui revenaient à l’esprit au galop tous les chemins qu’elle avait parcourus, toutes les minutes et les heures qu’elle avait passées à attendre, tous les rêves qu’elle s’était permis de concevoir naguère. En cet instant tout paraissait si misérable. Le chemin le plus long tenait dans ces quelques mères d’eau qui la séparaient de son enfant.

 

Une autriceMerci Babelio et Les Syrthes pour la lecture.

L’avis de Patrice (il dit deux fois que c'est émouvant et il a raison).



9 commentaires:

je lis je blogue a dit…

J'ai lu ce roman, il y a quelques semaines, et ça été un coup de coeur. L'intrigue est à la fois touchante et bien enlevée

nathalie a dit…

Oui parce que tout cela est raconté en quelques pages finalement, c'est vraiment bien fichu.

keisha a dit…

Patrice m'a convaincue, le bouquin sera à la bibli, on attend tranquillou. Avec des mouchoirs? ^_^

nathalie a dit…

Des amandes, des figues, des loukoums, du café !

Ingannmic, a dit…

C'est émouvant, si j'ai bien compris ? :)
Bon, je l'avais déjà repéré chez Patrice et Doudoumatous, parce qu'en plus ça fait une lecture bulgare pour le mois de l'Europe de l'est (et il n'y en a pas tant...).

nathalie a dit…

Oui je sens que vous êtes plusieurs à faire vos stocks en vue du mois de mars !

Anonyme a dit…

miriam : je viens de le chroniquer sur Babélio (Masse Critique) et bientôt sur mon blog. Livre très touchant. Je n'ai pas eu tout à fait le même ressenti avec les chapitres d'interviews fictifs de sa grandmère, Theotitsa, Ahmed, j'étais un peu perdue dans la chronologie.

keisha a dit…

Hum, pareil . ^_^

nathalie a dit…

Ah bon ? j'ai trouvé qu'ils donnaient de la perspective, un peu d'avenir et d'espoir à cette histoire qui serait bien triste sinon.