Franz Kafka, Un jeûneur et autres nouvelles, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, édition GF.
Un recueil constitué de façon posthume qui rassemble des textes en raison de leur thématique.
Grand bruit, 1912. Une page presque autobiographique qui décrit l’impossibilité pour l’écrivain de s’isoler. C’est comme un théâtre de cris et de portes qui claquent. Un texte très vivant, on a quasiment les personnages sous les yeux.
Assis dans ma chambre, je suis installé dans le quartier général du bruit de tout l’appartement. Toutes les portes, je les entends claquer, leur bruit m’épargne seulement les pas de ceux qui courent de l’une à l’autre, j’entends jusqu’au claquement de la porte du fourneau qu’on referme dans la cuisine.
C’est le début.
La Chevauchée du seau à charbon, 1917. Une évocation tout à la fois réaliste et fantastique d’un homme chevauchant son seau à charbon et demandant du charbon. Mais, étrangement, impossible d’être entendu quand on n’a pas d’argent.
Consommé, tout le charbon ; vide, le seau ; inepte, la pelle ; soufflant le froid, le poêle ; la chambre, balayée d’un vent glacé ; devant la fenêtre, des arbres raides sous la gelée blanche ; e ciel, un bouclier d’argent opposé à qui veut son aide. Il faut que j’aie du charbon ; il n’est tout de même pas admissible que je meure de froid ; derrière moi, le poêle impitoyable, devant le ciel qui ne l’est pas moins, par conséquent il faut que sur ma monture je passe exactement entre les deux pour quérir, au milieu, de l’aide auprès du marchand de charbon.
C’est le début.
Birkle, Kurfürstendamm, 1924 Sigmaringen |
Un recueil Un jeûneur composé par Kafka et comprenant :
· Un petit bout de femme, 1923. Le récit parfait de la paranoïa. Des mots et des phrases simples pour décrire les méandres psychiatriques d’un individu.
· Première peine, 1922. Un trapéziste qui ne vit pleinement que sur son trapèze, mais qui montre sa première fêlure annonciatrice d’un déclin irrémédiable.
· Un jeûneur, 1922. Un homme dont le métier consiste à jeûner en public, comme une bête de foire, que l’on exhibe (et cela a réellement existé). Mais la mode passe. Un jeûneur sans public est-il encore un artiste ? Ce qu’il fait est-il encore remarquable si personne ne s’en rend compte ?
· Joséphine, la cantatrice, 1924. Le seul texte dont je me souvenais réellement. Chez un peuple dont on ignore l’espèce, il existe une cantatrice nommée Joséphine. Mais quel est son art ? Faire la même chose que les autres, et peut-être un peu moins bien, et demander de l’attention, n’être jamais satisfaite de l’attention donnée, toujours insuffisante, être seule, en être fière et triste à la fois. Ce peuple ingrat ou aveugle se rendra-t-il compte de sa disparition ?
Si donc il était vrai que Joséphine ne chante pas mais ne fait que siffler, voire peut-être, comme j’en ai du moins l’impression moi-même, ne dépasse guère les limites du sifflement banal – peut-être même que sa force suffit à peine à ce banal sifflement, tandis qu’un vulgaire terrassier le produit sans effort du matin au soir tout en travaillant –, si tout cela était vrai, alors cela dénierait certes à Joséphine son prétendu statut d’artiste, mais alors il faudrait pour le coup résoudre l’énigme de l’immense effet qu’elle produit.
Feininger, L'Homme blanc, 1907 Thyssen Bornemisza |
Le Terrier, 1924, laissé inachevé par la mort de l’auteur. Le narrateur, là encore d’une espèce inconnue, vit sous terre et chante la réussite de son terrier. Il peut y soutenir un siège. L’entrée est invisible pour les prédateurs. Mais est-ce si sûr ? Là encore, le langage déroule sa logique paranoïaque et le narrateur grossit à l’envie tous les défauts et risques potentiels et détaille tout ce qui pourrait y remédier, mais ne conduirait qu’à la destruction du terrier. D’ailleurs les prédateurs existent-ils vraiment ? Quelle imagination folle a conduit à concevoir ce terrier adapté exactement au corps du narrateur, à la fois refuge et piège ? Au fil des pages, la solitude grandit, ainsi que le climat de folie et de violence. Pourtant « tout est resté inchangé… »
Alors je me précipite, je vole, je n’ai pas le temps de me livrer à des calculs ; moi qui entends exécuter un nouveau plan tout à fait précis, voici que je saisis au petit bonheur ce qui tombe sous les dents, je traîne, je porte, je gémis, je râle, je trébuche, et je me satisfais de n’importe quelle modification arbitraire de cet état présent qui me paraît si dangereux. Jusqu’à ce que peu à peu, me réveillant tout à fait, je reprenne mes esprits, ayant peine à comprendre ma précipitation.
On est tenté de voir dans plusieurs de ces textes des métaphores ou paraboles de la condition d’écrivain dans le monde moderne, encore qu’il pourrait s’agit d’autoportraits, ou d’évocation imagée de l’existence des juifs dans un monde de plus en plus antisémites. À moins qu’il ne s’agisse que des méandres ordinaires du cerveau humain…
Toujours est-il que ces fils narratifs se déploient avec tous leurs nœuds et retours en arrière et piétinement dans une langue simple et sans fard, avec un maximum d’efficacité. Tout cela est aussi très vivant, avec cette place centrale de la première personne, qui place le lecteur au plus près de ces mystérieuses voix.
Cinq émissions pour (re)découvrir Kafka et vous donner envie de (re)lire.
Mon billet sur Le Château. Prochaine étape, Le Procès.
Deuxième participation aux "Feuilles allemandes", mois thématique organisé par Eva et Patrice.
Mouais, une expérience avec Kafka m'a laissée sur le carreau, dommage, je sais.
RépondreSupprimerM'enfin ! Scandale !
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