La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 19 novembre 2024

Mais où avez-vous donc tous vécu.

 

Christa Wolf, Trame d’enfance, parution originale 1976, traduit de l’allemand par Ghislain Riccardi, édité en France par Stock.

 

Au début du livre, nous sommes à l’été 1971 et la narratrice et sa famille (vivant en RDA) sont en route pour une petite ville, aujourd’hui située en Pologne, mais auparavant allemande, et on part sur les traces. Sur les traces d’une enfance, d’une famille, d’une société, quand on a grandi à un moment et un endroit où la rue principale s’appelait « Adolf-Hilter-Straße ».


Le passé n’est pas mort ; il n’est même pas passé. Nous le retranchons de nous et faisons mine d’être étrangers.

C’est le début.


Ce n’est pas facile et il ne s’agit pas simplement d’une reconstitution du passé. La narratrice veut savoir qui elle était, ce qu’elle pensait, ce que savaient ou ne savaient pas ses parents, ce qu’ils ont accepté, sans plaquer une culpabilité ou une faute, mais essayer de comprendre les mécanismes d’acceptation et d’aveuglement, de souvenir et de mémoire. Une distance est nécessaire pour essayer d’explorer ce territoire sereinement. Il faut s’examiner comme une étrangère. Alors elle nomme la petite fille Nelly et elle parle d’elle-même, adulte, au « tu ». Et elle entremêle les fils.


Lenka dit qu’elle ne comprend pas ce genre de phrases. De la part de gens qui ont été là tout le temps. Elle ne veut pas – pas encore – qu’on lui explique comment on peut avoir été présent et ne pas avoir été là, l’horrible secret des hommes et des femmes de ce siècle. Elle met encore explication et excuse sur le même plan, et elle les refuse. Elle dit que l’on doit être conséquent et veut dire : rigoureux. Toi, à qui cette exigence est très familière, tu te demandes à partir de quand cette rigueur absolue a commencé à s’amenuiser en toi. Ce qu’on appelle alors la « maturité ».


C’est un gros livre dense où rien n’est simple. La narratrice s’efforce de suivre pas à pas les étapes de l’enfance et de l’adolescence de Nelly, celle qu’elle fut. Et elle raconte ce qu’elle pense lors de ce voyage de 1971 et lorsqu’elle écrit, en 1974, nourrie par les discussions avec sa propre fille. De certaines choses, elles ne se souvient pas du tout. D’autres, elle se souvient de tout. À cela s’entrelace la relation avec les parents, sa mère, son père, ses tantes… De 1933 jusqu’à 1945 et la fuite devant l’avancée de l’armée rouge, elle traque et cherche à débusquer ce passé. Et comme tout le monde, elle s’interroge sur la famille : où et comment les parents se sont-ils rencontrés ? Et où serais-je s’ils ne s’étaient pas connus ? Dans le néant ?


(Qui sommes-nous pour mettre de l’ironie, de l’aversion ou de la dérision dans ces phrases lorsque nous les citons ?) Charlotte et Bruno Jordan ont-ils su faire preuve de tout le dégoût qu’il était de bon ton d’afficher à l’égard des « actes de terrorisme systématiquement fomentés » par les communistes – dont on disait qu’ils préparaient un « empoisonnement massif de la population » (…).

Wyeth, Le Monde de Christina, 1948 Moma

Wolf décrit ce lent apprentissage opéré par les Allemands : apprendre à ne pas être curieux vis-à-vis des sujets dont on sent qu’ils sont dangereux. Elle dit aussi la réaction du corps et de l’esprit aux exigences du déni, aux contradictions intérieures et à la mauvaise conscience. Il y a le poids des chansons que l’on apprend à l’école et dont on se rappelle toute sa vie quand on a fait naturellement partie des Jeunesses hitlériennes, comme tous les ados du coin.

Et Nelly qui, à 17 ans, découvre qu’elle vivait dans une dictature depuis 12 ans et qu’elle ne le savait pas.

La femme adulte de 1971 s’interroge en parallèle sur la guerre au Viêt-Nam qui bat son plein. Ne pas prétendre que l’on est meilleur que les gens des années 30.

Un gros livre dense qui ne se donne pas.

 

Et tout d’un coup, tu vas savoir que l’on savait. Tout d’un coup, la paroi qui donne dans l’une des chambres fortes de la mémoire, dûment mises sous scellés, va céder.

 

La perte de mémoire doit avoir été la bienvenue pour une conscience profondément troublée qui, comme on le sait, peut dans son propre dos donner des directives efficaces à la mémoire, par exemple : ne plus y penser. Directives qui seront suivies à la lettre, des années durant. Éviter certains souvenirs. Ne pas en parler. Ne pas laisser remonter à la surface les mots, les suites de mots, les associations d’idées, susceptibles de les déclencher.  (…) Car il est en effet insupportable, au mot « Auschwitz », de devoir penser en même temps ce petit mot « je » – « je » au conditionnel passé : j’aurais. J’aurais pu. J’aurais dû. Avoir fait. Obéi.

Alors, il vaut encore mieux : point de visages. Abandon de certaines zones de mémoire par non-usage. Et au lieu de l’inquiétude, encore aujourd’hui, si tu es de bonne foi : le soulagement.

 

Un livre qui fait douloureusement réfléchir au temps présent.

 

C’est une relecture et il y avait donc déjà un billet. De Christa Wolf j'ai également lu Médée.


Miriam a également lu Trame d'enfance  tandis que Patrice a lu Un jour dans l'année.


Bon pour le mois de littérature allemande organisé par Eva et Patrice.

 


3 commentaires:

  1. Le sujet est intéressant mais je ne suis pas sûre d'accrocher au style. Je pense au fais que la narratrice utilise la seconde personne du singulier pour s'interroger elle-même, par exemple.

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    1. Je vais pas te dire que c'est un livre facile à lire, loin de là. Elle creuse dans les tréfonds de la mémoire et de la conscience, ce n'est pas facile.

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  2. Je viens de lire le billet chez Miriam. J'ai cru d'abord qu'ils étaient partis d'Allemagne. Quand on est enfant , on peut ne pas comprendre le monde autour de soi mais quand on est adultes ?

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