J’ai lu récemment ce roman de Michel Houellebecq (sur recommandation de Bernard) et j’ai beaucoup aimé. Le narrateur est un jeune (bientôt moins jeune) cadre en informatique (début des années 90, nous sommes en pleine gloire du Minitel), qui se rend en mission en Normandie et en Vendée, pour installer de nouveaux logiciels dans les administrations du Ministère de l’Agriculture. Il n’a pas de vie, sa femme est partie, n’a pas vraiment d’amis ou de relations, ne trouve pas d’intérêt à grand chose. Il forge de petites fables animalières pour faire prononcer aux vaches sa théorie de la vie et surtout de la sexualité (car c’est autour de ce point que se joue la lutte annoncée dans le titre). Il observe et essaie vaguement de manipuler une camarade de classe et plus tard son collègue de travail, deux malheureux en amour. Il ne finira pas très bien (dans sa tête, du moins).
C’est très jubilatoire, drôle et cynique. Je l’ai lu peu de temps après avoir refermé La Carte et le territoire, du même. Il y a 15 ans entre les deux livres et cela se voit, on peut les comparer, pas en terme de qualité, mais pour suivre le trajet suivi par l’auteur et sa langue. Le héros de La Carte et le territoire a une vie d’amibe, tant sur le plan social qu’intérieur ou affectif. Le narrateur d’Extension du domaine de la lutte n’en est pas (encore) là. Il se moque, regrette, espère, forge des théories sur le libéralisme sexuel, s’intéresse à ses contemporains, fait des expériences, même si c’est sans aucune conviction et même si, à la fin de ses journées, vient le vide d’une existence humaine. La langue de La Carte et le territoire est à la fois contemporaine à souhait (dès que je remets la main sur le livre, je fais un billet à son propos) mais surtout classique, réellement classique, parfaitement dégraissée. Ce n’est pas le cas d’Extension du domaine de la lutte où la langue est un tout petit peu plus chargée, c’est infime, mais cela date un peu le livre, accentue son côté cynique et désespérer ; j’ai envie de dire que dans Extension du domaine de la lutte, ça bouge encore.
Aux approches de la passe de Bab-el-Mandel, sous la surface équivoque et immuable de la mer, se dissimulent de grands récifs de corail, irrégulièrement espacés, qui représentent pour la navigation un danger réel. Ils ne sont guère perceptibles que par un affleurement rougeâtre, une teinte légèrement différente de l’eau. Et si le voyageur éphémère veut bien rappeler à sa mémoire l’extraordinaire densité de la population de requins qui caractérise cette portion de la mer Rouge (on atteint, si mes souvenirs sont exacts, près de deux mille requins au kilomètre carré), alors on comprendra qu’il éprouve un léger frisson, malgré la chaleur écrasante et presque irréelle qui fait vibrer l’air ambiant d’un bouillonnement visqueux, aux approches de la passe de Bab-el-Mandel.
Heureusement, par une singulière compensation du ciel, le temps est toujours beau, excessivement beau, et l’horizon ne se départ jamais de cet éclat surchauffé et blanc que l’on peut également observer dans les usines sidérurgiques, à la troisième phase du traitement du minerai de fer (je veux parler de ce moment où s’épanouit, comme suspendue dans l’atmosphère et bizarrement consubstantielle de sa nature intrinsèque, la coulée nouvellement formée d’acier liquide). C’est pourquoi la plupart des pilotes franchissent cet obstacle sans encombre, et bientôt ils cinglent en silence dans les eaux calmes, iridescentes et moites du golfe d’Aden.
Parfois, cependant, de telles choses adviennent, et se manifestent en vérité. Nous sommes lundi matin, le 1er décembre ; il fait froid et j’attends Tisserand près du panneau de départ du train pour Rouen ; nous sommes gare Saint-Lazare ; j’ai de plus en plus froid et j’en ai de plus en plus marre.
Le passage ci-dessus ouvre la deuxième partie, l'évocation lyrique des coraux ensoleillés s'écrase sur la glaciale gare Saint-Lazare. Cela peut déstabiliser le lecteur qui est plutôt habitué à ça :
Pourtant, vous n’avez pas d’amis.
La règle est complexe, multiforme. En dehors des heures de travail il y a les achats qu’il faut bien effectuer, les distributeurs automatiques où il faut bien retirer de l’argent (et où, si souvent, vous devez attendre). Surtout, il y a les différents règlements que vous devez faire parvenir aux organisations qui gèrent les différents aspects de votre vie. Par-dessus le marché vous pouvez tomber malade, ce qui entraîne des frais, et de nouvelles formalités.
Cependant, il reste du temps libre. Que faire ? Comment l’employer ? Se consacrer au service d’autrui ? Mais, au fond, autrui ne vous intéresse guère. Écouter des disques ? C’était une solution, mais au fil des ans vous devez convenir que la musique vous émeut de moins en moins.
Le bricolage, pris dans son sens le plus étendu, peut offrir une voie. Mais rien en vérité ne peut empêcher le retour de plus en plus fréquent de ces moments où votre absolue solitude, la sensation de l’universelle vacuité, le pressentiment que votre existence se rapproche d’un désastre douloureux et définitif se conjuguent pour vous plonger dans un état de réelle souffrance.
Et, cependant, vous n’avez toujours pas envie de mourir.
Mais heureusement on récupère vite notre narrateur déprimant et caustique. D'ailleurs la petite citation de vendredi était tirée de ce roman. Il y a un côté très français et contemporain dans les romans d'Houellebecq (ce qui le rend sans doute exaspérant) : être cultivé et riche d'un paquet de choses mais préférer ruminer sur sa vacuité.
Photo : Julien Blaire, Enseigne pour une Entrée, 2009, Mac, Marseille.
bonjour Nathalie, je découvre ton blog, et ce billet vraiment intéressant sur un auteur que j'aime beaucoup(j'ai lu tous ses romans), je reviendrai te voir bientôt, et au plaisir de t'accueillir "chez moi"!
RépondreSupprimerBonjour Sophie et bienvenue sur le blog. Je n'ai lu que deux romans de cet auteur mais ils m'ont plus et je compte m'atteler aux autres, un de ces jours...
RépondreSupprimerJe l'ai lu il n'y a pas si longtemps, et j'avoue que j'ai eut un peu de mal avec l'aspect négatif des relations qu'entretient le personnage principal avec le monde.
RépondreSupprimerOui, c'est très cruel et cynique, et je comprends que l'on peut avoir du mal. En même temps, on voit bien que le personnage a du mal à s'y résigner totalement (comparativement à La Carte et le territoire), il y a quand même pas mal d'humour. J'avoue que les passages où le narrateur essaie de faire parler une vache ou un caniche ne sont pas mauvais.
RépondreSupprimerj'adore la dernière phrase ! "être cultivé et riche d'un paquet de choses mais préférer ruminer sur sa vacuité." c'est tellement vrai ! (Felicity)
RépondreSupprimerMerci (c'est de moi !). Je trouve que ça caractérise bien quelquefois la France et certains Français.
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