La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



dimanche 23 octobre 2011

On est en semaine quarante-deux maintenant, clapots sur le fleuve, le ciel s’affale, c’est le soir.


Maylis de Kerangal, Naissance d’un pont, Paris, Gallimard, 2010.

Encore un livre lu alors que je n’avais pas encore ce blog, il y a environ un an.

Un pont va se construire, dans une ville ultra moderne, poussée dans le désert. Un pont sur un fleuve, pour relier la cité à une forêt-jungle sauvage. Les lieux ne sont pas identifiés dans le réel, mais correspondent à des types que l’on connaît. Une fois que le chantier a été lancé, les ouvriers, les ingénieurs et spécialistes de toutes sortes accourent du monde entier pour s’agglutiner dans cette ville, Coca. Ils vivent tous de chantier en chantier, un gratte-ciel là, un barrage électrique ici, une tour géante ailleurs. Le roman va suivre quelques personnages, homme, femme, grutier ultra spécialisé que le monde s’arrache, ouvrier remplaçable par mille autres.

Le roman baigne dans une atmosphère unique. D’abord parce que la langue est riche et charrie les substantifs et les adjectifs rapidement, en longues vagues lourdes. Aussi parce que l’indétermination géographique et le choix des noms propres (la ville Coca, Diderot qui dirige le chantier, Summer Diamantis au béton…) donne la petite touche d’irréalité, de magie et d’art nécessaire à une transposition littéraire. On trouve dans cette histoire de chantier tout ce qui fait LE chantier : le fleuve et le limon, les oiseaux et les écologistes, la corruption, l’attentat, les revendications salariales. En même temps, le vocabulaire est très précis techniquement sur la composition des matériaux et plus encore sur l’organisation et le déroulement d’un tel chantier. On est ici dans un réalisme documentaire.

Marseille, chantier du J4, image M&M.

Plus qu’un jour sans pont, pense Diderot qui frissonne chair de poule quand devant lui le paysage se déploie à mesure que le jour monte, plus haut, plus clair, plus large, plus profond, plus contrasté, à mesure qu’il s’étage et se terrasse – façades hétérogènes et toits frangés de paraboles, slips et blasons capitalistes, parkings aériens, échangeurs routiers, arcs de triomphe, grues, flèches, dômes –, à mesure qu’il se fragmente et se comporte dans un même élan qui est encore celui des commencements, combinaison puissante où se fixe, en arrière-plan et loin, haute et grise, la grande forêt de l’autre rive.
  
C’est un roman que j’ai vraiment aimé. Il est vrai que, lors des premières pages, cette écriture (phrases très longues, énumérations, vocabulaire choisi) m’a étonnée et déstabilisée et je comprends tout à fait que l’on puisse être exaspéré par elle. En revanche, je crois qu’il faut reconnaître l’ambition de Kerangal : faire de la littérature avec le plus contemporain de la planète, avec ces chantiers qui, mieux que tout, symbolisent la mondialisation et l’essor des territoires. Être le peintre de la vie moderne. Donner la dimension de l’art à ce qui en semble dépourvu et qui est notre temps par excellence.


9 commentaires:

  1. J'ai également beaucoup aimé ce livre

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  2. Je l'avais beaucoup vue à la télé au moment de la sortie de ce livre. J'avoue que tu en parles très bien : transcender la laideur des chantiers et y voir le futur de l'art, c'est beau ! Peut-être me laisserais-je tentée si je le vois en poche ! ;)

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  3. Bonjour Zazy, oui c'est un livre qui a rencontré un certain succès;
    Et bonjour Asphodèle ! mais, un livre de plus ou de moins à lire, pourquoi se priver ?

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  4. Un livre très beau que j'ai beaucoup aimé - et qui m'a incité de regarder les chantiers de près...

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  5. C'est vrai, on ne regarde plus ces grandes grues qui se baladent au-dessus de nos têtes comme avant après cette lecture. Ni ceux qui y travaillent.

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  6. Un de mes abandon. Je n'ai pas cru à l'atmosphère d'une ville tropicale et le style était trop journalistique et trop empoulé.

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  7. Ah je ne me rappelais plus bien qui n'avait pas aimé ! C'était toi. C'est vrai qu'il y a quelque chose d'irréaliste. Encore une fois, je comprends que le style puisse rebuter mais le projet, lui, me semble intéressant. Mais difficile d'apprécier l'un sans l'autre.

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  8. C'est marrant Alex, je n'ai pas du tout le souvenir d'un style ampoulé, dans mon esprit, c'était plutôt fin et subtil - mais bon, il est possible que ma mémoire me joue des tours...

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  9. Alex et Cardamone : je crois que l'on peut s'accorder sur un style un peu chargé. Alex l'a trouvé ampoulé et artificiel mais moi j'ai apprécié cette écriture très travaillée.

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