La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 17 septembre 2013

Ils cherchent une femme qui leur dise qu’ils ne sont coupables de rien.


Christa Wolf, Médée, paru en 1996, traduit de l’allemand par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, édité en France chez Stock.

J’ai découvert Wolf avec Trame d’enfance, un ouvrage où une narratrice de 1975 revient sur les lieux de son enfance avec sa fille, narratrice qui n’ose pas se souvenir de son enfance sous le nazisme et qui effectue tout un travail dans les couches de la mémoire pour savoir : qui étaient ces Allemands ordinaires des années 1929-1945 ? Le livre est tout à fait fascinant en s’arrêtant sur de tout petits faits de la vie quotidienne.

Et je viens donc de lire Médée, une des plus fortes réinterprétations du mythe, à n’en pas douter.
Wolf n’écrit pas une pièce de théâtre mais un roman où les voix alternent, celles de Médée, de Créon, des astrologues corinthiens, etc. Les événements relatés s’étendent sur plusieurs années, de l’arrivée de Jason et des gens de Colchide à la fin du mythe. Chacun raconte et le lecteur réalise peu à peu que les événements ne se sont pas passés comme il le croyait : la mort du frère de Médée, la mort de ses enfants, le char avec les serpents… non, la mémoire a transmis un récit déformé des faits.

Un deuil inextinguible m’envahit, et qui s’éveille à nouveau maintenant, de même que ma mémoire s’ouvre brutalement, mettant au jour d’un seul coup tous ces blocs de souvenirs, tout comme chaque année de nouvelles pierres apparaissent à la surface du champ.

D’Euripide, Wolf récupère deux choses : l’insistance sur l’exil et l’étrangeté des gens de Colchide aux yeux des Corinthiens, gens si raisonnables, et le rôle des femmes, leur place dans la société et dans la politique. Mais Wolf ne raconte pas seulement une histoire d’étrangers rejetés et de femmes qu’il faut soumettre. La peste envahit Corinthe. Peu à peu, c’est toute la ville qui s’en prend à Médée, accusée de tous les maux. En faisant parler les uns et les autres, le récit met en scène ceux qui sont victimes de cette folie, ceux qui l’instrumentalisent, qui y participent sans comprendre, qui laissent faire, qui se bouchent les oreilles… une histoire collective.

Et parfois je me demande ce qui donnait le droit à quelqu’un, ce qui donnait le droit à cette femme de nous placer devant des choix que nous n’étions pas en mesure de faire mais qui nous déchirent et nous plongent ensuite dans la défaite, dans l’échec et dans la faute.
Rodin, Médée, dessin, Paris, musée Rodin.
Ce n’est pas un ouvrage à thèse, Wolf  ne dit pas ce qu’il aurait fallu faire et ne précise pas de point de bascule. Les événements sont glissants et se précipitent, incontrôlés, chacun essayant vainement de reprendre pied. Elle met face à face le monde de Colchide et celui de Corinthe, avec dans les deux cas, deux vieux rois craintifs et accrochés à leur pouvoir, ayant peur des femmes. Elle crée ainsi une petite Corinthe, la population, la cour, il n’y a pas que les grands héros. Et elle peut ainsi s’en prendre à la mauvaise mémoire du pays.

Je ne savais pas ce qu’un être humain endure. À présent je suis là et je dois me dire que la survie de la race humaine repose sur cette inquiétante capacité d’endurer l’insupportable et de continuer à vivre, de continuer à faire ce qu’on a l’habitude de faire.

Vous l’aurez compris, j’ai beaucoup aimé ce livre, lu comme en apnée, il ne m’a pas laissée en paix jusqu’à ce que je l’aie fini. Wolf ayant commis un Cassandre, je sais ce qu'il me reste à faire.

L'avis de La petite marchande de prose, Lecture hautement stratégique qui prend place dans le challenge Médée de Sophie, le challenge Lire avec Geneviève Brisac d'Anis, le pari hellène et parmi les femmes écrivains.


6 commentaires:

Eimelle a dit…

un livre fort, qui donne à réfléchir...

nathalie a dit…

N'est-ce pas ?

ysa a dit…

J'ai lu Médée il y a déjà un peu de temps. Merci Nathalie de ta fine analyse faisant ressortir les emprunts de Wolf à Sophocle : c'est éclairant parce que finalement c’est beaucoup plus un livre à thèse qu'il n'y paraît. Dans l'édition Stock , différents écrits précèdent et accompagnent le texte même : voyage en Grèce, rencontres diverses, visite du palais de Knossos en Crète, interrogation sur la condition des femmes dans la Grèce antique etc. donnent plus de relief à la pièce. La "sécheresse" du récit, des récits, l'aspect descriptif de la mathématique des comportements accentue le caractère inéluctable de la tragédie. Mais ça m'a dérangée. :c'était trop dépouillé.

nathalie a dit…

Ah mais moi je l'ai lu en Stock mais en poche et il n'y a pas tout cet appareil critique ! C'est dommage même si, effectivement, cela doit changer la lecture. D'ailleurs je ne l'ai pas trouvé dépouillé du tout, cette mise en marche de la tragédie m'a paru pleine de puissance.

sophie/vicim a dit…

Cette version vient d'atteindre le haut de ma PAL grace à ton billet.

nathalie a dit…

Tant mieux, c'est une des plus impressionnante !