La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



lundi 11 juillet 2016

Plus d’une fois, j’ai eu l’impression de noter le futur.

Svetlana Alexievitch, La Supplication, traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain, publication originale 1997.

10 ans après Tchernobyl.

Le livre commence par trois pages de chiffres – les seuls qui sont avérés. Un Biélorusse sur cinq vit dans une région contaminée, dont 700 000 enfants. Et ensuite commencent les témoignages. Le premier est le plus dur à lire, il semble que l’on ne pourra pas poursuivre jusqu’au bout. C’est celui de la femme d’un de ces pompiers envoyés pour éteindre l’incendie ce jour-là. Le récit de sa mort est terrible. Cet homme, devenu un objet radioactif, peut contaminer tous ceux qui l’approchent, sa femme en premier et ensuite, même mort, il continue à être dangereux.

Il avait fallu également couper l’uniforme, car il était impossible de le lui enfiler, il n’avait plus de corps solide… Il n’était plus qu’une énorme plaie… Les deux derniers jours, à l’hôpital… Je lui ai soulevé le bras et l’os a bougé, car la chair s’en était détachée…

Alexievitch a recueilli les récits de liquidateurs intervenus immédiatement après, ou de leurs proches, de voisins qui ont été déplacés, de ceux qui vivent clandestinement dans la zone interdite, de militaires ou de scientifiques, de membres ou non du parti. Car c’est tout un pays qui a été touché, les adultes, les enfants, les vaches, les chats, le lait, l’air, l’eau, tout est empoisonné. On a la sensation de dirigeants totalement dépassés par la situation – puisque pour une fois Moscou ne sait pas quoi faire. Impossible en effet de séparer Tchernobyl de la fin du régime soviétique et du modèle de société qui a depuis disparu. C’est tout un système qui se défait, avec l’impossibilité de prendre des responsabilités ou de désigner des coupables, l’armée omniprésente, le mensonge dans la presse.
Cody Choi, Autoportrait, collection privée.
J’ai été frappée aussi par l’omniprésence de la guerre. La plupart des témoignages commencent par parler des combats de la Seconde Guerre mondiale et de la victoire. Les plus jeunes font allusion à l’Afghanistan, mais l’idée est que l’URSS était sur-préparée à une attaque ennemie, mais absolument pas à un danger technique sans ennemi. Cette culture de la guerre explique l’obéissance et le sacrifice de tous ces héros de la nation, qui en sont morts.
La société rejette ceux qui ont été irradiés par crainte de la contamination. Les habitants de Tchernobyl notent que les hannetons ont disparu. Un scientifique souligne que la nourriture n’est plus de la nourriture, mais un déchet radioactif, tout comme la terre, qu’il faut enterrer.
Un texte salutaire, mais bouleversant, à la limite du supportable, vous l’aurez compris.

Nous sommes retournés chez nous. J’ai enlevé tous les vêtements que je portais et les ai jetés dans le vide-ordures. Mais j’ai donné mon calot à mon fils. Il me l’a tellement demandé. Il le portait continuellement. Deux ans plus tard, on a établi qu’il souffrait d’une tumeur au cerveau… Vous pouvez deviner la suite vous-même. Je ne veux plus en parler.

Quel contraste avec le vide de la jeunesse de Slavoutytch dont j’ai parlé récemment ici ! C’est ma deuxième lecture d’Alexievitch, car j’ai déjà loué ici La Fin de l’homme rouge. Me voici prête à lire la BD d’Emmanuel Lepage qui est adaptée de la Supplication.
L’avis de Joëlle.

Destination PAL – la liste de lecture.





6 commentaires:

jimmy morneau a dit…

Une très grande écrivaine, elle méritait pleinement son prix Nobel. Je te conseille aussi "La guerre n'a pas un visage de femme" qui m'a donné la chair de poule du début à la fin. Je vais lire La supplication un jour c'est sûr, en plus je l'ai chez moi !

Ingannmic, a dit…

Je viens de le lire aussi, après avoir également découvert La fin de l'homme rouge, et ai été également touchée par ces témoignages édifiants de simplicité. Svetlana Alexievitch, en laissant la parole à ses "personnages", nous donne le sentiment de toucher du doigt quelque chose de profondément humain ...

nathalie a dit…

Je l'ai découverte avec la Fin de l'homme rouge, qui m'avait impressionnée aussi par la diversité des personnes qui témoignaient, ce qui donnait un panorama riche et contrasté.

nathalie a dit…

Oui, tout à fait !

La chèvre grise a dit…

De mon côté j'ai lu la BD "Un printemps à Tchernobyl" d'Emmanuel Page. Puis tout récemment"86, année blanche" de Lucile Bordes. Les deux citant "La supplication" je l'ai noté et j'ai très envie de le lire, même si le côté i soutenable m'effraie un peu (dans un tout autre genre, la lecture de "Si c'est un homme" avait déjà été un calvaire, fort en émotion).

nathalie a dit…

Tous les témoignages ne sont pas aussi violents, mais pour le coup l'expression "un livre qui ne vous laisse pas indemne" est justifiée.