Ahmadou Kourouma, Monnè, outrages et défis, 1990.
Un roman de la (dé)colonisation.
Dans un royaume règne Djigui. Sa
culture mêle animisme, sorcellerie et islam, il a un harem de 300 femmes et on
pratique allègrement sacrifices humains et animaux. Le roman raconte l’arrivée
des colons français, les années de colonisation et celles de la décolonisation,
dans une triple atmosphère de magie, voire de conte, de réalisme brutal et de
satire à multiples tranchants.
La colonisation n’est pas ici une
épopée exotique et grandiose. Il s’agit d’exploiter un territoire, tant en
marchandises qu’en êtres humains, les hommes à la guerre et aux travaux de
force, les femmes comme objets sexuels. Le roman montre comment les colonisés
doivent approvisionner aussi bien les écoles que les chantiers, sous peine de
graves punitions – on est bien dans l’embrigadement et l’acculturation. Il
montre également très bien la façon dont la colonisation a créé des stéréotypes
raciaux, sur le nègre menteur et feignant, et a entraîné leur intériorisation
par les populations colonisées. Les uns et les autres se côtoient sans aucune
curiosité réciproque ni aucun désir d’échange.
La déposition de Djigui fut la fin d’une ère au Bolloda. Les jours qui suivirent furent douloureux. Djéliba, le grand griot du règne, les appela les jours des monnews, les temps des ressentiments, ou encore, avec l’accent samorien qu’on lui connaissait, les saisons d’amertume.
Les saisons d’amertume durèrent les quatre années que durera l’Afrique de l’Ouest française pétainiste.
Mais le roman adopte le point de
vue de Djigui et des siens. Ils sont conquis, méprisés, manipulés… mais n’apparaissent
pas pour autant comme d’innocentes victimes. Certains tentent de tirer parti de
la présence des nouveaux maîtres (notamment l’interprète qui joue un rôle de
choix), d’autres décident de se contenter d’apparences de liberté. Surtout
Djigui n’est guère protecteur de son peuple, il fournit la main d’œuvre par
brassées entières, se laisse éblouir par les paillettes et n’oppose rien à la
conquête. Ne parlons pas des femmes… Elles sont deux à être individualisées. De
façon générale, le peuple est indifférencié, comme une masse qui est abandonnée
au plus fort, quelque que soit sa couleur. Et ses dirigeants ne sont guère
brillants et apparaissent comme franchement ridicules. Du coup, la
décolonisation n’est pas plus glorieuse et l’on sent bien que les misères du
petit peuple dureront encore bien longtemps.
Et ce climat de magie ?
C’est que Djigui traverse toute cette histoire, ainsi que sa jument, son griot
et son interprète. Il atteint donc un âge biblique, mais surtout, semble capable
de s’extraire de cet épisode pour devenir une statue, un totem, un ancêtre. De
manière générale, les exorcistes et les sorcelleries ont leur efficacité. On
n’est pas dans un roman historique, mais dans un roman puisant ses moyens
poétiques dans le conte, que ce soit dans le langage, les imprécations, dans
les répétitions de certains motifs, dans le petit nombre de personnages
identifiés, avec la présence de figures aux rôles symboliques.
J. Bouchaud, Le Vieux chef ivoirien, 1989, Centre Pompidou, RMN. |
Le patriarche, pensif, serra les lèvres, bloqua sa mâchoire ; dans le visage tout devint immobile, sombre, sauf ses yeux brillants de fauve. C’était le silence, le silence devenu son arme favorite depuis les saisons d’amertume.
La langue est extrêmement riche,
vivante, irrégulière et pleine d’allusions, qui ne se lit pas facilement, l’écriture
ne coule pas de source. C’est un roman qui n’est pas facile à lire en raison de
sa violence, de la dureté de son ton et de l’absence d’espoir – on est bien
placé pour savoir que tout va très mal se passer. Malgré tout, le tout oscille
entre comédie et tragédie, choisissant souvent la satire féroce. Est-il utile
de dire combien c’est passionnant ?
Et de temps en temps, un
« je » ou un « nous » surgit par surprise. Il s’agit tantôt
de Djigui lui-même, tantôt d’une voix parlant au nom du peuple, du collectif,
des habitants du lieu, comme si le roi était l’incarnation et l’émanation même
de ce collectif. Cette première personne donne une note sensible, comme si le
récit était effectué par un témoin direct des événements.
Je note le motif des animaux
charognards dont le nombre donne en quelque sorte la température du moment.
Il était coiffé d’un turban de
soie et vêtu d’un ample boubou d’apparat. Les six belles griotes qui lui
avaient été offertes par Djigui l’accompagnaient en battant des mains ;
leurs voix étaient limpides et prenantes ; l’éclat de leurs dents
éblouissant ; redisons qu’elles étaient belles ! À huit pas de la
case, le griot par trois fois cria : le ciel se vida des fumées, le soleil
brilla, les charognards se réfugièrent dans les touffes des fromagers et des
baobabs ; tout se sut, même les gendarmes bavards des tamariniers (ce
serait plus tard que nous saurions que, par respect pour la hauteur et
l’intensité de son ténor, tout l’univers se taisait quand il louangeait).
Je découvre Kourouma avec "Allah n'est pas obligé". Je pense que la langue en est moins complexe, tout en restant très vivante et originale.
RépondreSupprimerLe sujet a également l'air très dur. La langue est une rareté en effet.
SupprimerJ'ai fait une tentative avec Le soleil des indépendances, mais je n'ai pas réussi à passer outre les difficultés liées au style trop alambiqué... peut-être retenterai-je plus tard avec un autre titre...
RépondreSupprimerNous ne sommes pas du tout habitués à cette langue, c'est normal que l'on accroche un peu au début.
SupprimerLe tableau me plait beaucoup, l'auteur aussi, je ne connais pas cet ouvrage, j'aime bien l'Afrique et sa langue. je vais chercher Monné
RépondreSupprimerJe me garderais bien de parler à propos de l'Afrique en général. Pour cet auteur, oui, très impressionnant.
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