Louis Aragon, Aurélien, 1944.
D’une première lecture, j’avais
retenu qu’il s’agissait de l’histoire d’un amour raté, du point de vue d’un
homme, mais est-ce tout ? Aurélien est poussé vers Bérénice par son ami
Edmond et les circonstances. Ce jeune oisif parisien, dandy, mais assez
conformiste, en proie au vague à l’âme, a été vidé de toute substance par la
guerre, la Première, qu’il a faite en entier. Elle est une provinciale,
enfantine, mal habillée, éprise d’absolu, de modernité et peut-être d’art. Bien
sûr, rien ne marchera comme prévu. Ou du moins, si les personnages avaient
écouté l’auteur, ils auraient su…
Le cyclone, c’était une femme qui venait d’entrer. Il y avait un homme derrière elle, mais c’était une femme qui venait d’entrer. Pas tant un cyclone que quelque chose comme l’air de la mer.
Ce roman m’a énormément touchée
et j’essaie d’en trouver les raisons. D’abord il donne envie d’être amoureux
(oui, peut-être qu’Aragon n’y est pour rien) grâce à la précision avec laquelle
l’amour d’Aurélien pour Bérénice est analysé, avec ses illusions et ses
erreurs. C’est une sorte de grande leçon des sentiments. C’est aussi un roman
très triste, mais à la tristesse bien douce : on veut s’en arracher, mais
elle a un certain charme.
Il n’avait ni aimé ni vécu. Il n’était pas mort, c’était déjà quelque chose, et parfois il regardait ses longs bras maigres, ses jambes d’épervier, son corps jeune, son corps intact, et il frissonnait, rétrospectivement, à l’idée des mutilés, ses camarades, ceux qu’on voyait dans les rues, ceux qui n’y viendraient plus.
Il me semble qu’il s’agit aussi
d’un grand roman de société, très ancré dans son temps, peignant une classe
sociale et un état d’esprit avec un immense talent. Les écrivains surréalistes,
le Paris des années folles, les rivalités entre peintre, les cabarets, les
souvenirs des anciens combattants… Je ne me souvenais pas que la guerre était
aussi présente. Il est vrai qu’il est très peu question des combats et des
tranchées (et pourtant il y a mis les pieds), mais surtout de la camaraderie
entre soldats. Le récit se tient en effet entre 1922, avec les souvenirs
d’Aurélien des combats dans les tranchées, et 1940. D’une certaine façon,
Aurélien est aveugle à l’amour et à la société qui l’entoure, tout comme sa
génération – peut-être. Le roman prend également l’allure d’un grand roman
réaliste : Picasso, Monet vieillissant, Cocteau, Tzara, les Ballets russes,
tous sont là. De même, les objets sont décrits avec précision et les termes
techniques décrivent un échafaudage, un escalier, une fenêtre, des plats servis
au restaurant… Tout cela n’est pas sentimentalement dans le vide, mais bien
ancré dans un monde réel, avec des repères connus. Cet aspect concret nourrit
précisément les descriptions des états d’âme d’Aurélien et de Bérénice, leur
donnant plus de poids et de relief.
Brancusi, Melle Pogany, 1931, musée de Philadelphie. |
C’est enfin un roman
magnifiquement écrit, avec une langue riche et poétique. Aragon rejoue les
variations d’un Frédéric de L’Éducation sentimentale et de Proust (ah ! la promenade au Bois qui est passée de
mode en 1922 ! Ah ! cet homme amoureux d’une femme qui n’est pas son
genre !), du Stendhal du Rouge et le noir et sans doute de bien d’autres. De plus, des motifs résonnent
régulièrement tout au long du roman, comme celui du nettoyage ou celui de la
noyade, donnant à penser au lecteur, donnant une atmosphère, faisant planer une
angoisse.
Aurélien n’exprime pas de nostalgie pour une époque ou une société,
dont les personnages sont vains, ne s’occupent ni d’industrie ni du monde,
boivent et se regardent. Il y a là une cruauté de l’analyse, malgré une
tendresse évidente pour ce grand dadais d’Aurélien et pour cette Bérénice qui
fuit son bonheur. Tout cela basculera dans la catastrophe sans rien voir
arriver.
Un roman qui m’a accompagnée
pendant toutes les journées où je l’ai lu et même plusieurs jours après.
Il y a toute sorte de gris. Il y
a le gris plein de rose qui est un reflet des deux Trianons. Il y a le gris
bleu qui est un regret du ciel. Le gris beige couleur de la terre après la
herse. Le gris du noir au blanc dont se patinent les marbres. Mais il y a un
gris sale, un gris terrible, un gris jaune tirant sur le vert, un gris pareil à
la poix, un enduit sans transparence, étouffant, même s’il est clair, un gris
destin, un gris sans pardon, le gris qui fait le ciel terre à terre, ce gris
qui est la palissade de l’hiver, la boue des nuages avant la neige, ce gris à
douter des beaux jours, jamais et nulle part si désespérant qu’à Paris
au-dessus de ce paysage de luxe, qu’il aplatit à ses pieds, petit, petit, lui
le mur vaste et vide d’un firmament implacable, un dimanche matin de décembre au-dessus
de l’avenue du Bois…
La première phrase de ce roman ne m'a jamais quittée. Et j'ai toujours gardé en mémoire tous les romans d'Aragon que j'ai lus, même si c'était il y a longtemps.
RépondreSupprimerBonne journée.
C'est le seul que j'ai lu et que j'avais un peu oublié, mais il m'encourage à lire les autres.
Supprimerje crois que tu m'avais poussé déjà à le lire dans un de tes commentaires chez moi, c'est définitivement noté bien que l'homme Aragon me déplaise souverainement mais bon je ne lirai que l'écrivain
RépondreSupprimerAh oui le bonhomme est plus dispensable.
SupprimerJ'ai le souvenir d'une belle adaptation avec Romane Bohringer.
RépondreSupprimerAh je ne savais pas que ça avait été adapté.
Supprimerje l'ai lu et offert à mon fils (devait avoir 26 ans) qui l'a lu avec plaisir et il avait acheté blanche ou l'oubli qu'il m'a offert...
RépondreSupprimerAh donc c'est à toi qu'il faut que je pique le prochain roman d'Aragon que je lirai.
SupprimerJe me rappelle l'avoir absolument adoré ! Depuis, on m'a fort conseillé de lire les autres titres du cycle du monde réel. Je me demande d'ailleurs pourquoi je ne l'ai pas déjà fait, tiens. On s'en fait une lecture commune un de ces 4 ? :D
RépondreSupprimerMoi je veux bien, mais si tous les volumes font la même taille, il faut se programmer 2 ou 3 mois pour chacun d'eux !
SupprimerOn est bien d'accord ! Mon rythme de lecture n'est pas follement intense en ce moment. On n'est pas obligé de tous se les faire dans la foulée de toute façon ! Je vais profiter de le trouver en occasion là pour acheter "Les cloches de Bâle". Tu me diras si ça te tente :)
SupprimerUne amie doit me prêter d'autres titres d'Aragon, je sens qu'on va arriver à quelque chose d'intéressant.
SupprimerJe sens que je vais vite faire basculer ce roman de ma PAL à ma table de nuit
RépondreSupprimerRejoins le club !
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