La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



lundi 12 février 2018

La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide.

Louis Aragon, Aurélien, 1944.

D’une première lecture, j’avais retenu qu’il s’agissait de l’histoire d’un amour raté, du point de vue d’un homme, mais est-ce tout ? Aurélien est poussé vers Bérénice par son ami Edmond et les circonstances. Ce jeune oisif parisien, dandy, mais assez conformiste, en proie au vague à l’âme, a été vidé de toute substance par la guerre, la Première, qu’il a faite en entier. Elle est une provinciale, enfantine, mal habillée, éprise d’absolu, de modernité et peut-être d’art. Bien sûr, rien ne marchera comme prévu. Ou du moins, si les personnages avaient écouté l’auteur, ils auraient su…

Le cyclone, c’était une femme qui venait d’entrer. Il y avait un homme derrière elle, mais c’était une femme qui venait d’entrer. Pas tant un cyclone que quelque chose comme l’air de la mer.

Ce roman m’a énormément touchée et j’essaie d’en trouver les raisons. D’abord il donne envie d’être amoureux (oui, peut-être qu’Aragon n’y est pour rien) grâce à la précision avec laquelle l’amour d’Aurélien pour Bérénice est analysé, avec ses illusions et ses erreurs. C’est une sorte de grande leçon des sentiments. C’est aussi un roman très triste, mais à la tristesse bien douce : on veut s’en arracher, mais elle a un certain charme.

Il n’avait ni aimé ni vécu. Il n’était pas mort, c’était déjà quelque chose, et parfois il regardait ses longs bras maigres, ses jambes d’épervier, son corps jeune, son corps intact, et il frissonnait, rétrospectivement, à l’idée des mutilés, ses camarades, ceux qu’on voyait dans les rues, ceux qui n’y viendraient plus.

Il me semble qu’il s’agit aussi d’un grand roman de société, très ancré dans son temps, peignant une classe sociale et un état d’esprit avec un immense talent. Les écrivains surréalistes, le Paris des années folles, les rivalités entre peintre, les cabarets, les souvenirs des anciens combattants… Je ne me souvenais pas que la guerre était aussi présente. Il est vrai qu’il est très peu question des combats et des tranchées (et pourtant il y a mis les pieds), mais surtout de la camaraderie entre soldats. Le récit se tient en effet entre 1922, avec les souvenirs d’Aurélien des combats dans les tranchées, et 1940. D’une certaine façon, Aurélien est aveugle à l’amour et à la société qui l’entoure, tout comme sa génération – peut-être. Le roman prend également l’allure d’un grand roman réaliste : Picasso, Monet vieillissant, Cocteau, Tzara, les Ballets russes, tous sont là. De même, les objets sont décrits avec précision et les termes techniques décrivent un échafaudage, un escalier, une fenêtre, des plats servis au restaurant… Tout cela n’est pas sentimentalement dans le vide, mais bien ancré dans un monde réel, avec des repères connus. Cet aspect concret nourrit précisément les descriptions des états d’âme d’Aurélien et de Bérénice, leur donnant plus de poids et de relief.
Brancusi, Melle Pogany, 1931, musée de Philadelphie.

C’est enfin un roman magnifiquement écrit, avec une langue riche et poétique. Aragon rejoue les variations d’un Frédéric de L’Éducation sentimentale et de Proust (ah ! la promenade au Bois qui est passée de mode en 1922 ! Ah ! cet homme amoureux d’une femme qui n’est pas son genre !), du Stendhal du Rouge et le noir et sans doute de bien d’autres. De plus, des motifs résonnent régulièrement tout au long du roman, comme celui du nettoyage ou celui de la noyade, donnant à penser au lecteur, donnant une atmosphère, faisant planer une angoisse.
Aurélien n’exprime pas de nostalgie pour une époque ou une société, dont les personnages sont vains, ne s’occupent ni d’industrie ni du monde, boivent et se regardent. Il y a là une cruauté de l’analyse, malgré une tendresse évidente pour ce grand dadais d’Aurélien et pour cette Bérénice qui fuit son bonheur. Tout cela basculera dans la catastrophe sans rien voir arriver.
Un roman qui m’a accompagnée pendant toutes les journées où je l’ai lu et même plusieurs jours après.
  
Il y a toute sorte de gris. Il y a le gris plein de rose qui est un reflet des deux Trianons. Il y a le gris bleu qui est un regret du ciel. Le gris beige couleur de la terre après la herse. Le gris du noir au blanc dont se patinent les marbres. Mais il y a un gris sale, un gris terrible, un gris jaune tirant sur le vert, un gris pareil à la poix, un enduit sans transparence, étouffant, même s’il est clair, un gris destin, un gris sans pardon, le gris qui fait le ciel terre à terre, ce gris qui est la palissade de l’hiver, la boue des nuages avant la neige, ce gris à douter des beaux jours, jamais et nulle part si désespérant qu’à Paris au-dessus de ce paysage de luxe, qu’il aplatit à ses pieds, petit, petit, lui le mur vaste et vide d’un firmament implacable, un dimanche matin de décembre au-dessus de l’avenue du Bois…


14 commentaires:

Bonheur du Jour a dit…

La première phrase de ce roman ne m'a jamais quittée. Et j'ai toujours gardé en mémoire tous les romans d'Aragon que j'ai lus, même si c'était il y a longtemps.
Bonne journée.

nathalie a dit…

C'est le seul que j'ai lu et que j'avais un peu oublié, mais il m'encourage à lire les autres.

Dominique a dit…

je crois que tu m'avais poussé déjà à le lire dans un de tes commentaires chez moi, c'est définitivement noté bien que l'homme Aragon me déplaise souverainement mais bon je ne lirai que l'écrivain

nathalie a dit…

Ah oui le bonhomme est plus dispensable.

Lili Galipette a dit…

J'ai le souvenir d'une belle adaptation avec Romane Bohringer.

nathalie a dit…

Ah je ne savais pas que ça avait été adapté.

cbeauzac a dit…

je l'ai lu et offert à mon fils (devait avoir 26 ans) qui l'a lu avec plaisir et il avait acheté blanche ou l'oubli qu'il m'a offert...

nathalie a dit…

Ah donc c'est à toi qu'il faut que je pique le prochain roman d'Aragon que je lirai.

Lili a dit…

Je me rappelle l'avoir absolument adoré ! Depuis, on m'a fort conseillé de lire les autres titres du cycle du monde réel. Je me demande d'ailleurs pourquoi je ne l'ai pas déjà fait, tiens. On s'en fait une lecture commune un de ces 4 ? :D

nathalie a dit…

Moi je veux bien, mais si tous les volumes font la même taille, il faut se programmer 2 ou 3 mois pour chacun d'eux !

Lili a dit…

On est bien d'accord ! Mon rythme de lecture n'est pas follement intense en ce moment. On n'est pas obligé de tous se les faire dans la foulée de toute façon ! Je vais profiter de le trouver en occasion là pour acheter "Les cloches de Bâle". Tu me diras si ça te tente :)

nathalie a dit…

Une amie doit me prêter d'autres titres d'Aragon, je sens qu'on va arriver à quelque chose d'intéressant.

ellettres a dit…

Je sens que je vais vite faire basculer ce roman de ma PAL à ma table de nuit

nathalie a dit…

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