Olga Tokarczuk, Les livres de Jakób, traduit du polonais par Maryla Laurent, parution originale 2014, édité en France par Noir sur Blanc.
Tout commence par une noce juive dans une petite ville de Pologne au XVIIIe siècle. Tout le monde est réuni et après un certain nombre d’épisodes (l’apparition d’un prêtre catholique, une grand-mère qui meurt et qui ne meurt pas) survient Nahman, un homme savant et marchand qui a des nouvelles surprenantes à propos de Jakób Frank, un membre de la famille. Il s’est écoulé un peu plus de 100 pages à ce moment et l’histoire commence seulement.
Il commence par un profond soupir, après lequel s’instaure un silence absolu. L’air qu’il inspire et expire aussitôt de ses poumons provient indéniablement d’un autre monde – le souffle de Nahman grandit comme la pâte à levure de la brioche tressée, se dore et dégage une odeur d’amandes, il resplendit du chaud soleil méridional et porte l’odeur d’un fleuve qui s’étale généreusement – car c’est l’air de Nikopol, une ville valaque dans un pays lointain, et le fleuve, c’est le Danube qui l’arrose.
Nous allons suivre la longue vie de Jakób et de ses proches. Nous sommes parmi les juifs de Pologne, certes, mais parmi les vrais croyants, c’est-à-dire de ceux qui pensent que le Messie est arrivé quelques années plus tôt, a été emprisonné et s’est converti à l’islam (et était peut-être une femme). Jakób, lui, prend la suite. Le Talmud est l’ancienne loi et il ne sert plus à rien de respecter la loi de Moïse. Il se convertit à l’islam et au christianisme, il est peut-être lui-même le dernier Messie, va avec les femmes et organise la vie de ceux qui le suivent.
Il arrive à Dieu d’être las de sa luminosité et de son silence, l’infinitude lui soulève le cœur. Alors, telle l’huître gigantesque et suprasensible dont le corps si dénudé et délicat perçoit la plus infime vibration des particules de lumières, Dieu se rétracte en lui-même et laisse un peu d’espace, où, du plus parfait néant, le monde apparaît aussitôt. Délicat et blanc, il rappelle d’abord une moisissure, mais il croît rapidement et ses fibres s’unissent pour former une texture solide.
Le lecteur doit accepter de se perdre dans ce gros roman d’un peu plus de 1000 pages. Perdu dans la géographie, puisque nous circulons entre la Pologne, l’empire russe, l’empire ottoman, l’Autriche… sauf si vous savez où se trouvent Varsovie, Smyrne, Salonique, le Dniestr et le Danube. Tous ces gens voyagent, au gré de la fortune et des persécutions, des opportunités et des menaces. Perdu dans les langues, yiddish, polonais, latin, hébreu, turc, allemand… Jakób est vêtu à la turque, mais autour de lui on parle toutes les langues, y compris le ladino, la langue des juifs espagnols dispersés en Europe après 1492. Sa troupe amène un parfum d’Orient dans les pauvres campagnes polonaises avec les dattes, les figues, le miel, le haschisch, la cuisine épicée, la soie, les tapis. Perdu dans l’onomastique, car tous les personnages au nom juif (nom, prénom, surnom) se feront baptiser et changeront de nom et se marieront et nous suivrons leur descendance dotée de noms en -ski. Les figures secondaires sont nombreuses : celle de Nahman bien sûr, mais aussi un charmant prêtre catholique érudit et aimant le jardinage, qui échange de longues lettres avec une poétesse, et un polyglotte à la vie mille fois réinventée et la noblesse polonaise aussi. Perdu enfin dans toutes ces croyances. Car qui sont ces gens ? Rejetés par les juifs et par les chrétiens à la fois, ils naviguent dans une cosmogonie bizarre (mais c'est aussi un temps d'hérésies chrétiennes). Perdu dans cet immense sous-titre : Les Livres de Jakób ou Le grand voyage à travers sept frontières, cinq langues, trois grandes religions et d’autres moindres, rapporté par les défunts, leur récit se voit complété par l’auteure selon la méthode des conjectures puisées en divers livres, mais aussi secourues par l’imagination qui est le plus grand don naturel reçu par l’homme.
A. Vallayer-Coster, Nature morte aux pêches et raisins 1770, musée d'Ottawa. |
Si l’on accepte de ne pas tout comprendre, le roman se lit avec grand plaisir. C'est un roman d'aventure, le récit d'une quête, une évocation historique. Entre les marchés turcs et le petit peuple de commerçants de Pologne, parmi les dignitaires catholiques et les rabbins qui cherchent sans cesse le meilleur protecteur, parmi les femmes qui sont ravies de pouvoir changer d’amant si elles le veulent, et les hommes aussi, au milieu d’un continent où l’identité de chacun est impossible à saisir. On est au XVIIIe siècle, l’esprit critique s’attaque aux livres saints, y compris au Talmud, les francs-maçons font leur apparition, les identités sont mobiles et les vieilles hiérarchies de la société tremblent. Au milieu de tout cela, la figure de Jakób demeure insaisissable. Messie, saint, charlatan, son destin a entraîné derrière lui tout un peuple persécuté, mais plein d'espoir. Et le roman s’achève par un authentique miracle de la caverne.
Nul n’est prophète en son pays : cela reste une grande vérité, il faut qu’un prophète soit un étranger en quelque sorte. Il doit venir d’une terre lointaine, tomber du ciel, avoir un air insolite, improbable. Un mystère doit l’entourer, comme celui, chez les goyim, d’être né d’une vierge. Il doit marcher autrement, parler autrement. (…) Mais ce n’est pas complètement vrai non plus. Un prophète doit aussi faire partie de la communauté, avoir un peu de notre sang, être le lointain parent d’une personne que nous aurions pu connaître, mais dont nous aurions oublié à quoi elle ressemblait.
Nahman lui livre une explication tortueuse. Moliwda est obligé de la passer au tamis de sa propre langue parce qu’ils discutent un peu en hébreu, un peu en polonais. En hébreu, tout est compliqué parce que toujours polysémique. Mais ce que dit Nahman en polonais, d’une voix chantante comme s’il récitait des ouvrages de mémoire, est également difficile à comprendre. Les mots leur manquent pour débattre de pareilles questions. La langue polonaise y est peu habile, elle ne connaît rien à la théologie. Voilà pourquoi, en Pologne, toute hérésie est aussi superficielle que nulle. À vrai dire, dans cette langue, aucune hérésie ne peut être élaborée. Par nature, la langue polonaise obéit à l’orthodoxie quelle qu’elle soit.
Des femmes écrivains. J'ai hâte de lire Sur les ossements des morts qui a plu à plusieurs blogs amis.
Jakób Frank a existé et a une notice sur Wikipedia.
Merci à Babelio et aux éditions Noir sur Blanc grâce à qui j'ai lu ce roman.
Merci à Babelio et aux éditions Noir sur Blanc grâce à qui j'ai lu ce roman.
J'en ai lu deux de l'auteur (et aimé!) mais j'ai hésité à demander ce dernier à Babelio, parce qu'il me semblait avoir déjà entendu parler de ce personnage de Messie (dans Ascension de Delecroix), et puis aussi je voulais absolument un autre livre (Schoeman!). Mais je guetterai la venue de ce livre à la bibli, on ne sait jamais.
RépondreSupprimerEn fait à la masse critique de Babelio je voulais tous les livres de l'éditeur !
Supprimerj'ai lu avec grand plaisir son polar mais là j'ai calé
RépondreSupprimerOups ! Le début n'est pas facile, c'est long et tortueux.
SupprimerJe lis juste la moitié de ton billet, qui correspond en gros à là où j'en suis et à mon ressenti, je n'en suis même pas à la moitié, la bête est lourde. Mais c'est grandiose.
RépondreSupprimerAh c’est énorme, j’ai l’impression d’en avoir perdu la moitié en route. Tu vois, le Jérusalem de Moore est bien plus facile à retenir !
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