La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 5 mars 2019

Pourquoi un tel évitement s’apparentait-il chez lui à de l’élégance ?

Marilynne Robinson, Chez nous, traduit de l’américain par Simon Baril, parution originale 2008, édité en France par Actes Sud.

Après Lila et Gilead, il n’a pas fallu longtemps pour que je me jette sur ce Chez nous, magnifique et bouleversant roman.
Nous sommes dans la vieille maison Boughton, la maison du révérend devenu vieux et qui se meurt doucement. Le récit est raconté du point de vue de Glory, la plus jeune des filles, celle qui ne s’est jamais mariée et qui a enfoui en elle un certain nombre d’échecs et de déception. Mais Jack va revenir, Jack le fils disparu depuis vingt ans, celui qui a causé tant de souci et de chagrin. Il a écrit, il a dit qu’il allait revenir, il est déjà là, avec sa valise et ses vêtements soigneusement entretenus, sa maigreur et sa détresse.
Jack et Glory cohabiteront dans cette maison durant des semaines, se relayant autour d’un père fatigué, qui a besoin d’être aidé pour tous les actes de sa vie. Jack qui ne racontera pas ses malheurs, sinon par bribes, qui sait qu’on ne lui fera pas confiance, craignant l’intimité, Glory heureuse de retrouver ce frère cabossé, qu’elle souhaiterait pouvoir aider. Il suffirait peut-être de quelques mots, mais lesquels ?

Puis il ajouta : « Je n’avais aucun droit de revenir. C’est un terrible souci pour lui, que je sois là. Même dans son sommeil, il s’inquiète.
- Il rêvait de toi avant que tu ne lui écrives, avant qu’il ne sache que tu revenais. Tu as toujours été dans ses pensées, toutes ces années. Ce n’est pas le fait que tu sois là qui l’inquiète.
- Alors c’est… quoi ? Mon existence, je suppose. Mon infortunée, mon ignominieuse existence.

Un roman sur une famille. Nous ne rencontrerons que trois de ses membres, en apercevrons quelques autres. Ils se côtoient, s’aiment, respectent les secrets et les soucis des autres, tout en souhaitant apporter un réconfort, peut-être un pardon, tout un sachant qu’un mot peut irrémédiablement blesser. Le vieil homme regrette ses facultés perdues et le rythme de sa déchéance s’impose à ses enfants, entre le sommeil, le repas, les toilettes. Souhaite-t-il réellement comprendre ce qui est arrivé à Glory et surtout à Jack ? Il préfèrera tout pardonner. Nous sommes chez les presbytériens et le sens du devoir et de la morale s’impose, comme un don de Dieu. Jack, cet homme blessé, qui n’est plus l’adolescent faiseur de bêtises, qui a vu ce que l’Amérique pouvait faire de mal, cet écorché vif qui ne parvient à se confier à personne. Glory qui se sent contrainte d’abandonner ses propres rêves ou qui décide de se donner une mission, une mission qui s’incarnera dans cette maison, pour qu’il reste un « chez nous » à Jack et à tous les autres.

Les frères de Glory entraient à la file, trois d’entre eux, et son père attendait encore un moment, surveillant la porte d’entrée, lançant des regards vers le balcon. Puis il penchait la tête sur le côté, dans un mouvement de regret et de pardon mêlés. De temps à autre, rarement, il hochait la tête avec un sourire, et alors ils savaient Jack était là, et que le sermon porterait sur la joie et la bonté de Dieu, quel que fût le texte lu en chaire.

Zadkine, Sainte famille, musée Zadkine.
Ce roman m’a bouleversée. On y sent les personnages en proie à leurs affres personnelles, à la fois soutenus par cette histoire familiale, mais s’affrontant aussi à ces souvenirs d’enfance, cette existence d’enfants de pasteurs, à cette bonté inépuisable, à cette incompréhension mutuelle. Le temps file inexorablement et la mémoire du révérend Boughton sombre doucement. Que restera-t-il de la famille ? Que deviendront Jack et Glory ? J’ai fini en larmes. La note d’espoir est ici bien mince, une esquisse, alors que Gilead m’avait donné le sentiment que tout était encore possible. Car oui, Gilead et Chez nous  racontent d’une certaine façon les mêmes événements. Toutefois, ici Ames est un ami et voisin, présent à l’arrière-plan, qui suscite quelquefois l’incompréhension ou la méfiance alors que Gilead raconte, notamment, les efforts du vieil homme pour amener Jack à se confier et à accepter une aide.
Il y a aussi le poids de l’actualité américaine et la présence constante et imprécise, à la télévision, des émeutes en lien avec la lutte pour les droits civiques des noirs américains. Cette actualité dramatique se situe en contraste fort avec le climat d’apaisement de cette maison engloutie par les fleurs où l’on mange les légumes du potager et où les souvenirs d’enfance s’empilent de l’étable jusqu’au grenier. Cette présence inquiétante constitue une petite note qui menace sans cesse d’enfler et de tout déborder, qu’il convient de circonscrire pour ne pas tout perdre.
À lire absolument ! Et aussi Gilead et Lilapar lequel j’ai commencé, même s’il a été écrit en dernier.

Et il y avait aussi ce silence exaltant dont elle n’avait jamais éprouvé nul besoin de parler. Son père avait toujours dit : Dieu n’a pas besoin de notre culte. Nous faisons nos dévotions pour élargir notre sens du sacré, afin de sentir et connaître la présence du Seigneur, qui est avec nous toujours. Il avait dit : C’est d’amour dont il s’agit, d’un amour plus élevé, et du plaisir que procure une présence aimante.

J’ai dans l’idée que je ne te verrai plus jamais. Dans cette vie. Je te dirais bien de prendre soin de toi, mais j’ai peur que, ça non plus, tu ne le fasses pas. Enfin, n’hésite jamais…

Une autrice.

Le billet de Keisha et celui de Dominique sur la trilogie.

10 commentaires:

Sandrine a dit…

Mais pourquoi je n'ai jamais lu cette auteur moi, pourquoi ? Les 3 romans sont à la bibliothèque et je reste là sans lire ces livres qui vous enthousiasment tant... bon je note ça tout en haut.

nathalie a dit…

Oui rejoins le club !
Elle n'est pas très connue ceci dit. Je l'ai découverte quand La Dispute avait parlé de Lila il y a quelques années, ils étaient tellement enthousiastes et j'avais trouvé le livre dans la foulée.

keisha a dit…

J'ai démarré par Chez nous, et suis tombée dans la marmite! Subtil, pas paillettes, un peu austère, mais si beau!

nathalie a dit…

L'austéritude des luthériens, mais oui, très très beau.

keisha a dit…

Austère mais plein d'humanité, du sens du pardon, de l'amour, et regarder d'abord ses fautes avant celles des autres, enfin, c'est comme cela que je ressens ces romans.

nathalie a dit…

Oui tout cela. Des romans avec plein de choses dedans, à lire, à relire, et c'est bon de pleurer aussi.

Dominique a dit…

une trilogie que je n'ai pas lu dans l'ordre comme toi, mais qui une fois entamée m'a tellement plu que j'ai fait des pieds et des mains pour trouver la suite
j'ai aimé cette austérité, depuis des mois je me suis mise à l'hébreu de la Bible par curiosité surtout n'étant pas croyante et ce livre recèle horreurs et merveilles ce que l'on sent très bien ici avec les romans de M Robinson
je trouve que ses personnages portent en eux tout ce qui nous fait homme, avec nos travers, nos qualités et notre formidable capacité à la résilience
merci à toi pour le lien

nathalie a dit…

C'est exactement cela ! Tu dis tout très bien.

Lili a dit…

La dernière fois, tu m'as fort donné envie de lire Lila. Ton engouement pour Marilynne Robinson est vraiment fort communicatif ! Je ne garde pas un souvenir aussi fort, bien que très plaisant, de Gilead, mais c'était avant le blog aussi et, mine de rien, je me rends compte depuis son ouverture qu'écrire sur mes lectures aide à me les ancrer plus vivement dans la tête (et je peux revenir à mes notes quand ce n'est pas le cas aussi, c'est clairement pratique dans cette optique!). Bref, grâce à toi, j'ai envie de retenter l'aventure Robinson !

nathalie a dit…

Oh retente ! Gilead est le livre le moins prenant, le plus tenu et le plus pudique, introspectif, des trois. Les deux autres sont tout à fait bouleversants ! Tu vois que l'on est plusieurs à être fan.