La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 20 juin 2019

Telle est finalement, à travers l’accumulation des enfers subis, l’amère victoire des vaincus.


Nathan Wachtel, Paradis du Nouveau Monde, 2019, édité chez Fayard.

Un livre d’histoire : il s’agit ici de paradis au pluriel, d’une histoire des vainqueurs et des vaincus.
Première partie : nous sommes du côté occidental. Les savants d’Europe s’interrogent après la découverte de ce « Nouveau Monde » et de ces « Indiens » : qui sont-ils, d’où viennent-ils et quelle est leur place dans la seule histoire de l’humanité connue, celle de la Bible ? Quelques savants en ont la conviction : le Paradis terrestre, celui d’où Adam et Ève ont été chassés, se situe en Amérique du Sud. Leur conviction s’appuie sur des arguments scientifiques solides (ceux du XVIIsiècle) : la nature luxuriante de la forêt équatoriale montre bien que l’on est ici au plus proche de la source de la création de la vie, une lecture attentive du texte de l’Ancien Testament, des observations ethnologiques et linguistiques, etc. Bien sûr, dans ce cas, le Nouveau Monde est en réalité l’Ancien Monde et l’Europe ne vient qu’en second. Il faut reconstruire toute une histoire de l’humanité et des peuplements humains à partir de ces prémisses. Cette thèse est tout à fait tendancieuse et Wachtel suit en particulier deux auteurs parfaitement conscients de l’audace de leur pensée (ce sont des portraits d’érudits très intéressants). Nous avons affaire à une épisode de l’histoire de la science, car ces penseurs sont capables de remettre en cause les sources les plus anciennes et les plus établies de leur temps et de s’exposer à la censure.
Autre théorie : celle des dix tribus perdues d’Israël qui auraient trouvé refuge en Amérique et seraient à l’origine des brillantes architectures qui impressionnent tant les conquérants et qui ne sauraient être attribuées à ces Indiens malingres et sauvages. Érudition, observation du mode de vie des Indiens, considérations linguistiques, là encore, les sciences de l’époque sont mobilisées.

À la différence des auteurs qui décrivent une Amérique paradisiaque en un sens métaphorique, Antonio de León Pinelo prend parfaitement au sérieux le fait géographique qu’en ce continent se trouvait le Paradis, et il en tire rigoureusement toutes les conséquences. Si Dieu en effet créa Adam et Ève en une région située dans les terres basses du Pérou, toutes les perspectives traditionnelles se voient renversées : c’est l’Amérique que leurs descendants peuplèrent tout d’abord, de sorte que ce continent constitue en réalité l’Ancien Monde. D’où la question : comment l’Europe, l’Asie et l’Afrique furent-elles à leur tour peuplées ?

Seconde partie : les vaincus aussi pensent à un possible paradis, terrestre ou non. Wachtel étudie trois mouvements messianiques indiens à l’échelle du continent. Au passage, il rappelle les terribles chiffres d’anéantissement des populations, notamment par la maladie, mais aussi par la guerre, la famine.

« Les temps viendront », « les moments approchent », « le temps est arrivé » : du XVIe au XVIIIe siècle, et jusqu’au XXe, l’espérance en l’avènement d’une ère nouvelle de justice et de félicité semble constituer, aux divers niveaux de l’échelle sociale, l’horizon d’attente constamment renouvelé des populations andines.

Tout d’abord, les Indiens Tupis-Guarani et leurs grandes migrations à la recherche de la Terre sans Mal, un lieu sans Espagnols, où la terre se cultiverait seule et sans effort, où le gibier serait abondant. C’est l’occasion de rendre hommage aux premiers ethnologues de l’Amazonie qui ont décrit les rituels des Indiens et qui se sont efforcés de les comprendre. Les descriptions de ces peuples en déréliction est, je dois le dire, particulièrement touchante.
Puis, le mythe du retour de l’Inca, qui fait suite à la mort du dernier Inca et qui survit dans de nombreuses pièces de théâtre et récits divers. Un mythe qui a soutenu plusieurs mouvements de révolte des Indiens contre l’occupant espagnol, notamment au XVIIIsiècle, et qui est porteur d’un espoir d’un monde meilleur, où le christianisme ne serait pas forcément absent, mais où les blancs et les injustices et la cruauté seraient bannis.
Enfin, dernier mouvement messianique, celui des grandes plaines d’Amérique du Nord, avec les Ghost Dance des Cherokees et des Sioux, dans le contexte du génocide amérindien.

Le mouvement de la « Danse des Esprits » se situait lui-même au terme d’une longue tradition de phénomènes dits de « revitalisation » religieuse, c’est-à-dire de rejet des influences occidentales et de retour aux coutumes ancestrales (même si ces refus n’en comportaient pas moins l’absorption de certains apports extérieurs, intégrés dans la logique de la pensée indigène). Ces mouvements messianiques, ou prophétiques, surgissent à bien des reprises dans le cours de l’histoire nord-américaine, dont la documentation historique porte la trace depuis le milieu au moins du XVIIIe siècle : ils apparaissent comme une réponse des sociétés autochtones, une réaction sur les plans religieux et politique aux conséquences désastreuses de la conquête et de la colonisation anglo-américaines, en même temps qu’une affirmation pathétique de leur persistante identité indienne.
F. Post, Églises et le monastère franciscain à Igaraçu au Brésil, 1663, Thyssen Bornemisza.
 Vous comprenez qu’il s’agit d’un livre passionnant, qui traite aussi bien de la sensibilité baroque que d’observations ethnographiques, de mythes et d’histoire, qui fait le pont entre le présent et le passé, en de constants allers et retours pleins de richesse. Wachtel note la constante intégration d’éléments occidentaux (christianisme, cheval, écriture) dans les mouvements messianiques autochtones, au service d’une révolte désespérée contre l’occupant.
 Il se lit étonnamment bien, écrit dans une langue simple. J’ai cependant un reproche : je trouve que les différentes parties manquent d’articulation entre elles. J’aurais apprécié un peu plus de lien entre tout cela.
Je vous recommande vivement le très beau Labyrinthes marranes, plus difficile à lire, mais très émouvant.
Et maintenant, j'ai hâte de lire La Vision des vaincus.

C'est un morceau de mon programme de lecture d'été.

4 commentaires:

  1. je ne connaissais pas l'auteur et je vais m'intéresser aux marines, sur les indiens et le nouveau monde j'ai déjà beaucoup lu

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    1. Je vois que le correcteur d'orthographe ne connaît pas les marranes ! Je trouve son livre très intéressant, même s'il n'est pas si facile à lire.

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  2. Ha j'ai la vision des vaincus à la bibli, je me tâte...

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