La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 24 octobre 2019

Le froid et la curiosité s’affrontant à fleur de peau leur marbraient le visage.

Kenzaburô Ôé, Dites-nous comment survivre à notre folie, traduit du japonais par Marc Mécréant, parution originale 1966.

Un étrange recueil composé de quatre récits.
Le premier, Gibier d’élevage, se tient dans un village très isolé, dans la montagne et la forêt, pendant la Seconde guerre mondiale. Un avion ennemi s’est écrasé et les villageois ont capturé un soldat, un noir, qu’ils ramènent et enferment. L’histoire est racontée du point de vue d’un adolescent qui découvre, à cette occasion, le mal que fait la guerre à une collectivité. Il découvre également ce colosse noir, si différent des hommes du village, dont la vue le terrifie et l’enchante en même temps. S’exprime dans ce récit une véritable fascination pour ce corps, si musclé, si viril, si noir et complètement inconnu. Et le village plonge dans une violence de moins en moins contrôlable.
Le deuxième, Dites-nous comment survivre à notre folie, met en scène un narrateur adulte qui raconte le lien qu’il entretient avec son enfant, handicapé physique et mental. C’est un texte très perturbant, car le narrateur ne se présente pas à son avantage, obèse, paranoïaque, peut-être fou lui-même. Il est question de cette relation fusionnelle qu’il a avec son fils, dont il parviendra peut-être à se délivrer.
Troisième récit, Agwîî le monstre des nuages, traite aussi des bébés handicapés, de la mort, de la coexistence avec la maladie, mais il suggère une voie pour que le narrateur se débarrasse de ses fantômes personnels.
Dans le quatrième, Le jour où Il daignera Lui-même essuyer mes larmes, le narrateur est allongé, mourant d’un cancer (dit-il) et dictant à une infirmière un récit d’enfance remontant à la Seconde guerre mondiale (encore). Il est fort possiblement paranoïaque, lui aussi.

Aux deux coins de la bouche qui évoquait péniblement un fruit trop mûr étranglé par une ficelle le lait débordait, gras, dévalait le long du cou, mouillait la chemise ouverte, coulait sur la poitrine, s’immobilisait sur la peau gluante aux reflets sombres en gouttes visqueuses comme de la résine et qui tremblotaient. Je découvris, au milieu de l’émotion qui me desséchait les lèvres, que le lait de chèvre était un liquide extraordinairement beau.

Juma, Daruma, Si tu es sincère tu n'échoues jamais, XIXe siècle, Great Victoria Art gallery.
Toutes ces nouvelles fréquentent des thématiques proches. Un homme à la santé mentale fragile, entretenant une relation houleuse avec sa mère, vivant avec un enfant anormal. Rien d’autobiographique ici, mais une manière de dire le drame intime et les bouleversements intérieurs de l’auteur. Je me suis souvent sentie mal à l’aise. Certains récits sont déroutants, notamment parce que l’on ne sait pas si l’on doit se fier à la parole d’un narrateur instable et plongé dans des souvenirs douloureux. La guerre est à l’arrière-plan, ainsi que le village de la forêt.
Il est beaucoup question du difficile lien entre les parents et leurs enfants. Qui est au service de qui ? qui protège qui ? Il faut se libérer des liens qui nous protègent et nous enserrent tout à la fois. Et l’impossibilité à raconter ce qu’il s’est passé et à transmettre une mémoire familiale.

Nous étions, mon frère et moi, deux menues graines prisonnières d’une enveloppe dure et d’une pulpe épaisse, deux graines vertes enchâssées dans une fine pellicule qui, à peine chatouillée par la lumière du dehors, frissonnerait et finirait par se détacher. Or à l’extérieur de l’écorce dure, du côté de la mer dont on voyait de la terrasse miroiter au loin le mince ruban, dans la cité par-delà la houle des montagnes superposées, la guerre, à présent disgracieuse dans sa majesté de légende trop longtemps entretenue, vomissait un air croupi.

Un ton très différent du magnifique Les Merveilles de la forêt, que je vous conseille vivement.

L’avis de Sandrine, pas du tout convaincue.


6 commentaires:

  1. J'ai lu il y a quelques années "Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants", de cet auteur (qui, il faut l'admettre, a le sens des titres...) et j'avais apprécié. On y est aussi immergé dans une ambiance étrange, un peu irréelle, qui évoque une fable, mais une fable macabre, car il y est également question de guerre et de violence.
    Je note plutôt Les Merveilles de la forêt..

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    1. Je crois que je l'ai commencé mais interrompu. Je dirais que Gibier d'élevage se situe un peu dans cette veine. J'espère que Les Merveilles de la forêt te plaira, il m'a littéralement enchantée.

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  2. je crois que le dernier livre est celui sur Hiroshima si je ne fais pas erreur
    je note les merveilles de la forêt

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    1. Oui il était assez engagé pour l'écologie, mouvement pacifiste, et antinucléaire, donc c'est tout à fait probable.

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  3. Un auteur qui me reste à découvrir.

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