La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



vendredi 8 novembre 2019

C’est trop fatiquant, haïr du monde de même. La vie est trop courte.


Michel Tremblay, La Grosse femme d’à côté est enceinte, parution originale 1978, édité en France par Actes Sud.

Aussitôt dit, aussitôt fait : je l’ai relu !
Et c’est toujours aussi excellent.
Dans un appartement pauvre de la rue Fabre, c’est samedi et c’est le début du mois de mai. Vivent là la grosse femme, qui est enceinte, son mari et leurs deux fils, Albertine, sa fille et le petit Marcel, Édouard et la grand-mère, Victoire. Ils s’aiment et s’engueulent beaucoup. Entre eux se nouent des fils compliqués d’envie, de jalousie, d’amour, de haine, de crainte… de tout ce qui est su et qui n’est pas dit. Autour d’eux, les voisines (enceintes elles aussi), les voisins, le chat Duplessis, des voisines plus fantomatiques et toute la ville.

Quant au repas du soir, c’était quelque chose entre le free for all et Le Jardin des délices de Jérôme Bosch, chaque famille y allant de ses cris, de ses protestations : « Encore du jambon ! », « Ouache, la soupe est pas salée ! », « Ouache, y’a trop de sel dans’soupe ! » et de sa grande indignation devant le manque de savoir-vivre des autres.

C’est un roman extrêmement dense. L’entrelacs des émotions y est extrêmement serré et intense, impossible à trancher. Aucun être vivant ne semble y échapper, chat et chien et animaux du zoo, tout cela a un petit cœur qui palpite !

Comment aurait-il pu imaginer que sa mère savait qu’il n’était pas comme les autres et que la honte qu’elle en ressentait parce qu’il était incapable de l’assumer devant elle pourrait se changer en orgueil si seulement il avait le courage de lui en parler ?

Je n’ai pas eu cette fois-ci le plaisir de la découverte et la sensation de me perdre parmi les membres de toute cette famille et parmi les habitants de la rue. Au contraire, j’ai eu le plaisir de les retrouver, 10 ans avant, et de comprendre certaines évolutions qui apparaissent dans les volumes suivants. Peut-être plus que dans les autres volumes, place est faite ici aux femmes et à leur triste sort. Sous la férule d’une éducation catholique étroite, ignorantes, mal mariées, pleines de pensées culpabilisatrices, frustrées et malheureuses, elles sont peu à parvenir à gratter une parcelle de bonheur. Il est mal vu de marcher dans la rue quand sa grossesse est trop visible, mal vu de montrer qu’on aime son mari si par hasard on est bien tombé, mal vu d’être enceinte trop âgée (40 ans !), mal vu tout court.

Ernest Lauzon, donc, interdisait à sa femme d’aller au théâtre sous prétexte que cela l’énervait trop et lui donnait des idées. Quelles idées, ça, il aurait été bien en peine de le dire, le mot « idées » représentant pour lui des besoins mystérieux qu’il ne connaissait pas, qui ne l’intéressaient pas, auxquels il ne pensait jamais. Tout ce qu’il savait c’est que lorsque Germaine revenait du théâtre, elle avait les yeux dans la graisse de bines et regardait à travers lui comme s’il n’avait pas existé.
C. Schad, Maria et Annunziata du port, 1923, Thyssen Bornemisza.

En relisant certains passages, on comprend que Les Chroniques du Plateau-Mont Royal racontent la destinée particulière d’une famille où l’auteur s’identifie tour à tour aux différents membres (Édouard, la grosse femme, les enfants) et où il rend certainement hommage à sa propre famille. C’est aussi un grand hommage aux classes populaires, qui vivent sous les contraintes matérielles, financières et morales, et un joli hommage au tricot.

Il faut lire Le diable cornu pour comprendre pourquoi deux personnages lisent Bug-Jargal.
On croise aussi La chasse galerie.

Quand le silence fut revenu et que la grosse femme put à loisir contempler la rue, s’imprégner d’images et de sensations de ce soir de printemps hâtif, scrutant les moindres recoins d’ombres et reconnaissant malgré la noirceur les visages de tous les voisins qui l’observaient de leurs balcons, respirant à pleins poumons les promesses de mai et les restes d’avril, le temps se suspendit et rien ne bougea plus.

Novembre au Québec.  Lire au Québec.
Les précédents billets sur la série : Chroniques du Plateau Mont-Royal : La grosse femme d'à côté est enceinte (le premier billet) ; Thérèse et Pierrette à l'école des Saints-Anges ; La duchesse et le roturier ; Des nouvelles d'Édouard.

12 commentaires:

miriam a dit…

Donc il faudra que je relise cet auteur

nathalie a dit…

Tu es convaincue !

Cleanthe a dit…

J'ai découvert l'an dernier la plume de Michel Tremblay. Et j'aime beaucoup.

Karine a dit…

Quel plaisir de lire et relire Tremblay!

nathalie a dit…

Il a aussi beaucoup écrit pour le théâtre !

nathalie a dit…

Un petit plaisir de novembre !

Grominou a dit…

Un de mes préférés de ce grand écrivain!

nathalie a dit…

Oui il est très réussi.

claudialucia a dit…

J'en ai lu mais... pas trop envie de m'y remettre. Pourtant tout ce que tu dis sur Michel Tremblay est juste.

nathalie a dit…

Je conseille à tout le monde Un ange cornu avec des anges de tôle, qui est vraiment très très bon.

isallysun a dit…

Décidément, tu me fais regretter de ne pas encore l'avoir lu, celui-là

nathalie a dit…

Ah c'est le premier... tout démarre ! Les volumes 3 et 4, consacrés à Edouard, sont très bien également.