Louis Aragon, Les Voyageurs de l’impériale, 1939.
Tout commence en 1889, à l’Exposition universelle, on vient de construire un énorme machin moche en ferraille et Pierre et Paulette Mercadier se promènent, avec leur fils. Le roman raconte la vie de Pierre Mercadier, un professeur d’histoire fasciné par John Law, un type égoïste et médiocre, qui va tout planter là pour partir au soleil.
(c’est plus compliqué que ça)
Alors, disons-le, 700 pages avec Mercadier, mais pourquoi ? Rien que le temps d’un café, il n’a aucun intérêt. Et pourtant… J’ai lu ce roman lentement, mais sans le lâcher, le reprenant avec plaisir, m’intéressant aux autres personnages, admirant au fond le talent d’Aragon à camper des petits mondes et toute une époque. Pendant deux semaines, j’ai refermé le roman en me disant : « Il est fort, cet Aragon. »
Donc, reprenons.
Elle pense déjà à autre chose, elle se presse contre lui, elle murmure : « Fais-moi mal. – Je veux bien, – dit-il – mais où ça ? »
Il y a Pascal, le fils, d’abord petit garçon qui explore la forêt et découvre bientôt qu’il plaît aux femmes. Pascal, peut-être aussi égoïste que son père, mais qui, lui, fera son devoir et tiendra son rôle pour sa famille, la société et son pays. Il y a tous ces enfants au début qui jouent et qui ne jouent pas et qui se heurtent aux adultes. Il y a deux chiens, Ganymède et Ferragus. Il y a Ingres et les impressionnistes et Gauguin. Il y a surtout la vieille Dora, ancienne prostituée, tenancière de bordel, avec son rêve de petite maison et de jardin – c’est un magnifique personnage pathétique. Le plus beau personnage du roman ?
Et puis il se dit qu’il était injuste. Mme Tavernier n’était pas Emmanuel Kant. Le coq-à-l’âne avec elle valait bien une autre forme de la conversation. Il remarqua qu’elle était émue. Après tout, c’est quelqu’un comme moi. Vieille bête, est-ce que tu te crois d’une espèce supérieure ? Regarde-toi dans la glace, cette gueule infâme que le temps t’a faite.
Avec ce roman nous allons de 1889 à 1914. C’est la Belle époque pour les petits bourgeois, les demi-riches. Les femmes ne sont pas grand-chose dans ce monde-là (surtout les très jeunes), mais elles essaient de tirer leur épingle du jeu. On effleure la fameuse grève des taxis de 1911 et les tractations des très riches. Il y a surtout l’Affaire Dreyfus. Elle est là, à l’arrière-plan de la vie des personnages, pendant des années, avec son climat pourri et sa bêtise collective, parfaitement rendue.
C’est un roman d’entre deux guerres, celle de 1870 et celle de 1914. Une période d’insouciance, où les individus ont le temps de grandir et de vieillir sans se préoccuper des événements du monde (parce qu’il y a plein de guerres, mais qu’elles se tiennent loin, dans l’empire colonial), surtout pas de politique comme dit Pierre Mercadier. Ils veulent traverser la vie comme des touristes, comme des voyageurs de l’impériale, et surtout ne pas se sentir concernés. Mais à la fin du roman, c’est le début de la Première guerre mondiale et Pascal s’engage sans hésiter. La fin d’un monde. Or, Aragon a écrit durant l’année 1939, quand les raisons de l’engagement de Pascal se furent écroulées tragiquement, comme une ultime dérision.
Mercadier n’est pas sans rappeler les jeunes gens du XIXe siècle, nés après la Révolution et Napoléon, qui s’ennuient à mourir et n’arrivent pas à se recaser en bourgeois et à apprécier la paix. Il a le sentiment de la parfaite inutilité de sa vie (et n’a pas tort). Je vois que mes trois autres billets sur les romans d’Aragon citent Stendhal. Tout se tient : Mercadier (ou Aragon) a dû beaucoup le lire ! Mais il y a aussi les spectres de Baudelaire et de Rimbaud que l’on agite comme des marionnettes (muettes depuis longtemps). Mercadier, c’est le romanesque déçu. Sa vie n’est décidément pas un roman et il refuse la grandeur de l’engagement (politique, syndical, intellectuel…). Il ne verra rien passer. L’ensemble est très sombre et mélancolique.
Le tout avec la petite ironie d’Aragon, avec un « je » qui s’immisce ici ou là de temps en temps, avec le regard plein de tendresse accordé à tous les enfants du début à la fin du roman. Les femmes seront sacrifiées et les hommes regretteront la vie qu’ils n’ont pas eue.
C’est drôle, cette ville, après la province, tout y fait fête, jusqu’aux plus sordides boutiques de coiffeur ou les pharmacies. Dans le boucan des chevaux, avec les grincements des roues sur les pierres, le panorama des maisons tatouées de commerce déroulait pour Pierre sa kermesse. Les cafés éclairés regorgeaient déjà de monde. De l’impériale, tout avait l’air d’une sorte de chamarrure, tout faisait décor impressionniste, on était en plein Monet.
Arrivée là, je dresse le panorama du Cycle du Réel. Tout d’abord, Les Cloches de Bâle, un court roman bizarrement structuré se déroulant presque entièrement en 1911, dans le climat d’agitation socialiste et anarchiste, avec une belle héroïne, s’achevant plein d’espoir pour l’humanité et les femmes en 1912 – alors que l’auteur et les lecteurs savent très bien à quoi s’attendre. Puis Les Beaux quartiers, racontant le double apprentissage de deux frères, l’un par les femmes et la magouille, l’autre ouvrier et s’engageant dans le mouvement syndicaliste – le roman s’achève en 1913 quand les deux hommes sont le point de se lancer dans la vie. Ils sont tous deux pleins d’espoir. Ensuite, ces Voyageurs qui couvre une longue période, avec ce héros adulte et désenchanté, égoïste et refusant de voir plus loin que sa petite vie, et où cette fois la guerre vient explicitement tout détruire. Enfin, Aurélien, le quatrième du cycle, qui raconte un amour échoué et la vie parisienne des années 20, dont le héros est ravagé par la guerre où il a combattu si longtemps, et qui s’achève si malheureusement en 1940. Un cycle qui tourne autour des guerres, mais qui n’en parle pas, qui les approche au plus près et les contourne prudemment, comme si elles constituaient l’inconscient de ces quatre romans, le nœud des forces qui agitent les petits personnages. Un cycle qui oppose les ambitions des jeunes gens et la réalité de leur vie.
Le bruit diluvien de la pluie sur les vitres, la couleur de soufre du temps, le vide prodigieux des ruelles… Cela durerait des années ou même des semaines ? C’était faire tenir exactement à cela, que, dans le demi-sommeil d’une des dernières nuits de sa vie ancienne, l’avait mené la songerie… Maintenant il comprenait pourquoi il avait pris à la gare de Lyon son billet pour l’Italie… Et Venise lui était une grande aventure négative, comme le non-sentir, le non-voir…
Un homme à qui toute sa vie remontait à la gorge, et dont les escarpins vernis étaient un peu trop étroits pour marcher longtemps comme ça dans les ténèbres. Un homme grinçant et sombre, plein de ronces et de moqueries amères, avec des phrases qui partaient pour n’aboutir nulle part, des lambeaux de pensée qui se déchiraient encore à des souvenirs, des sanglots dans la tête, et des rages dans les poings, un homme pitoyable comme la tempête…
Mais la nuit était très douce, décidément.
Le roman est d’abord paru en 1941 en anglais aux États-Unis, puis en français en 1942, mais avec des modifications (notamment à propos de l’Affaire Dreyfus), puis revu par l’auteur en 1949 et 1965.
Le billet de Lili sur Les Voyageurs. Elle met davantage en avant le héros : « Ce roman est d'une noirceur implacable et refuser la politique, comme le clame haut et fort Mercadier, c'est en faire encore un peu quand même, en contraste et en ombres chinoises. Ici, il est question d'une tentative de s'évincer de la société. Pierre Mercadier a tenté de sauter de l'impériale – sauf que c'est impossible. L'entreprise de Mercadier, peut-être par trop d'égoïsme, de froideur, de cynisme et de mépris de tout, est vouée à l'échec. » Et de conclure : « un roman multifacettes de fifou ». C’est dit !
Quant à moi, ce n'est pas mon préféré du Cycle. Indétrônable Aurélien ! Et puis Les Cloches aussi. Mais je vais continuer à lire ce petit auteur.
Je ne sais plus quel blog était tombé sous le charme de cet écrivian. Va bien falloir que...
RépondreSupprimerPeut-être La petite marchande de prose, c'est elle Lili !
Supprimerah voilà bien un rappel un rien indispensable, mais je n'ai toujours pas attaqué la lecture d'Aragon
RépondreSupprimerUn écrivain un peu oublié il faut dire.
SupprimerRahhhh mais oui, tu me rappelles cette excellente lecture l'année dernière... Il y a tant à dire sur Aragon, il est tellement exceptionnel, ce "petit auteur" :D
RépondreSupprimerJe n'ai toujours pas perdu de vue cette envie de relire Aurélien... J'attends seulement qu'elle devienne impérieuse pour en savourer à fond chaque page. J'espère qu'elle me procurera autant de plaisir que lors de la première lecture <3
J'espère également, ce serait dommage sinon.
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