La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



samedi 15 septembre 2018

Elle s’imaginait ces livres qui faisaient tant parler, que c’était comme un alcool.

Louis Aragon, Les Cloches de Bâle, 1934.

Nous sommes dans les premières années du XXesiècle. Tout débute avec Diane, vieille noblesse, et son mariage avec l’homme d’affaires Georges Brunel. Pendant quelques pages nous suivons les démêlés sexualo-financiers d’un petit monde qui ne craint rien que le scandale et les rumeurs. Le tout raconté d’une écriture sèche et ironique (Aragon aussi manie le discours indirect libre) qui ne permet pas de s’intéresser réellement aux personnages. Puis, sans transition, nous passons à Catherine, une jeune Géorgienne vivant à Paris. Sa famille vit du mandat envoyé chaque mois par le père qui possède des puits de pétrole à Bakou. 

Wisner l’avait bien jugé : c’était un homme avec qui on pouvait parler. Ses cheveux qui se décoiffaient tout le temps, sa grosse moustache, sa robustesse de bistrot, il avait ce physique peuple avec lequel on réussit dans la politique de la Troisième République, quand on est intelligent.

Mais Catherine, elle, s’intéresse aux idées socialistes et anarchistes. C’est l’époque des attentats anarchistes, des grèves ouvrières réprimées dans le sang, des revendications des mineurs, de la bande (à) Bonnot qui sème la terreur. Catherine se trouve déchirée entre sa propre existence de rentière, son dégoût de l’armée, son envie de soutenir la classe ouvrière, mais comment ? L’action syndicale au jour le jour lui semble peu efficace, elle est davantage séduite par les bombes ou la révolution, qui n’intéressent pas vraiment les travailleurs. Catherine s’ennuie et se dégoûte peu à peu de la vie. C’est pourtant une femme libre, qui couche avec les hommes, qui refuse le mariage et l’idée d’appartenir à un homme – beau portrait de femme, bon boulot Aragon.
Soudain le fil de Diane et celui de Catherine se frôlent avant de s’éloigner. Nous sommes en 1912, l’Europe est agitée par les bruits de bottes et l’ardeur guerrière. Malgré tout, certains croient encore que l’union des travailleurs par-delà les frontières empêchera la guerre et même permettra l’apparition d’une société où la femme sera l’égale de l’homme.

Bon, il y avait des heures qu’elle pouvait passer ici ou là, mais le temps ne coulait pas. C’était comme une fontaine gelée. Tout de même elle avait des paniques devant une soirée, un après-midi. Lire... Encore un livre de plus ! Et pour les aventures, c’était la même chanson : un homme de plus.

Voilà un étrange roman, avec sa construction coupée. Nous avons là le portait de la société d’avant la Première guerre mondiale, cette société violente pour les femmes, les enfants et les pauvres, une société corsetée où Oscar Wilde n’est pas une lecture pour jeunes filles. La description des cercles du pouvoir et de l’argent prend volontiers des accents complotistes, ces gens veulent mater les anarchistes, faire tirer sur les grévistes et aller à la guerre sans aucune conscience. Les grèves ont lieu aussi bien à Paris qu’en province, c’est toute l’Europe qui est agitée par les revendications sociales. On soupçonne la police d’être complice des criminels. Aragon précise en préface s’être servi de son expérience de journaliste des années 30 pour raconter la grande grève des taxis de 1911 (d’ailleurs la condition professionnelle de ces chauffeurs ressemble beaucoup à celle des Uber d’aujourd’hui). En arrière-plan, il y a la colonisation du Maroc. Comme dans Le Rouge et le Noir, je ne comprends pas grand-chose aux considérations politico-économiques (et comme dans Le Rouge et le Noir l’héroïne déborde le carcan imposé par la société). Je me dis que je ne lis pas tout à fait le roman qu’a écrit Aragon : je ne reconnais pas tous les personnages historiques et je ne perçois pas toujours la dimension de reconstitution du récit, alors que les lecteurs de 1934 devaient se rappeler cette époque troublée.Ce récit est en effet très précis et fourmille de dates, de noms de personne et de lieu. De façon plus générale, Aragon se sert de ses souvenirs de l’Entre-deux-guerres pour nourrir son évocation des années 1911 et 1912. Les personnages vont à la guerre, ils sont plein d’espoir et de vie, ils pensent que la solidarité entre les travailleurs sera la plus forte, mais ils ignorent que tout est sur le point de s’effondrer et de mourir, alors que l’auteur et le lecteur en sont tristement conscients. Sur ce point Les Cloches de Bâle constitue un parallèle à Aurélien.
C. Garache, Questine, 1997, musée Granet.
C’est une construction brillante pour faire le portrait des derniers feux de la Belle époque, qui n’est belle que pour quelques-uns. Les bouleversements de la société sont vécus différemment par les personnages qui sont plus ou moins acteurs, poussés par le courant, relégués dans le passé ou décidés à se faire une place. Une place particulière est accordée aux femmes dans cette évolution, elles qui dépendent financièrement des hommes et meurent toujours en couche.
Sur le plan des personnages historiques, nous croisons une partie du personnel politique de la IIIRépublique et diverses personnalités du mouvement anarchiste. Il y a Jean Jaurès, l’apparition mystérieuse d’Henry Bataille et de Marcel Schwob, le souvenir de Laura et Paul Lafargue et comme une lueur d’espoir, la promesse lumineuse incarnée par Clara Zetkin.

Ce n’est pas un roman facile, il très dense (tout cela tient en 400 pages), mais il très intéressant dans sa volonté de raconter une époque à travers le portrait de différentes femmes, entre Diane qui semble accepter son rôle et Catherine, qui ne souhaite être la propriété de personne
 – Aragon n’écrit que pour être lu par Elsa Triolet.

Maintenant, ici, commence la nouvelle romance. Ici finit le roman de chevalerie. Ici pour la première fois dans le monde la place est faite au véritable amour. Celui qui n’est pas souillé par la hiérarchie de l’homme et de la femme, par la sordide histoire des robes et des baisers, par la domination d’argent de l’homme sur la femme ou de la femme sur l’homme. La femme des temps modernes est née, et c’est elle que je chante.


N.B.1 : J’ai une question : ai-je loupé un truc ou la quatrième de couverture de Folio a-t-elle fumé ?N.B.2 : Gare à la préface dont le début rappelle certains passages de Blanche ou l’oubli.

Lecture commune aragonaise avec Lili. Son billet sur Les Cloches de Bâle et son billet sur Les beaux quartiers. Ellettres a lu Aurélien et Rosa a aussi lu Aurélien.
À propos de la bande Bonnot, un certain Dieudonné fait une apparition fugace. Il a donné lieu à un documentaire intéressant.

7 commentaires:

Lili a dit…

Comme toujours, j'admire ta capacité à restituer de façon si synthétique un roman si foisonnant. Tu sais aller à l'essentiel et dire juste ce qu'il faut. Chapeau ! Je retrouve peu ou prou ce que j'ai ressenti en lisant ce roman, à ceci près que je n'ai pas apprécié Catherine, au fond, trop ambivalente pour moi - même si, du coup, cette ambivalence en faisant par ailleurs un personnage passionnant intellectuellement.
On poursuit avec un troisième round dans les prochains mois ? ;)
En ce qui me concerne, Les voyageurs de l'impériale est déjà sur mes étagères !

nathalie a dit…

Oh merci ! Pas facile avec un roman aussi dense. Catherine n'est clairement pas très sympathique, oisive, amoureuse de la violence, mal dans sa peau au fond, mais c'est en effet ce qui la rend intéressante.
Et bien sûr on continue !

keisha a dit…

Jamais lu l'auteur, mais à toutes vous allez me donner grande envie!

keisha a dit…

Jamais lu l'auteur, mais à toutes vous allez me donner grande envie!

nathalie a dit…

Je crois que c'est un peu le but. Allez, il faut lire Aurélien !

Ellettres a dit…

Zut, j'ai l'impression que mon commentaire n'est pas passé... Je réessaie en passant par le compte google. A la lecture de ton billet sur Les cloches de Bâle, il me semble que se confirme le goût d'Aragon pour les femmes modernes, vu que Bérénice en est une en devenir dans Aurélien... J'aime aussi qu'il y ait dans ses romans une trame de fond composée des vrais noms de la politique, de la haute société et de l'art de l'époque. Evidemment dans le cas des années folles, on se rappelle encore facilement des artistes. En revanche, les démêlés du gouvernement Briand et le retour de Poincaré dans Aurélien, ça ne nous dit plus grand chose... En tout les cas, cette lecture commune m'a donné l'envie de commencer le cycle du monde réel par le commencement, du coup je me programme Les cloches de Bâle pour la prochaine fois :)
Ellettres

nathalie a dit…

Ce que tu dis sur les femmes est tout à fait exact. Et en effet, il rend compte d'une époque, il y a beaucoup d'informations, qui peuvent nous passer par dessus la tête !
Et moi non plus Google ne veut plus que je laisse des commentaires...