La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 11 février 2020

L’objet auquel on s’agrippe pour s’assurer qu’on n’a pas rêvé toute l’histoire.

L’Exploration du monde. Une autre histoire des grandes découvertes, ouvrage collectif sous la direction de Romain Bertrand, 2019, Seuil.

1492, Magellan, Bougainville et tutti quanti, vous connaissez ? Et si on racontait l’histoire autrement ?
C’est le projet de ce gros livre collectif qui rassemble 90 récits, de l’an 1000 à Lévi-Strauss. Il ne s’agit pas ici de raconter un « envers » (on a compris depuis longtemps que les découvreurs cherchaient à conquérir des hommes et des terres) ou une « contre histoire », mais de placer à côté des grands noms et des grandes dates d’autres noms et d’autres dates, de densifier et de complexifier l’histoire qui nous est racontée.
De grands héros solitaires ? Il y a aussi une palanquée de marins, de commerçants, d’interprètes, de guides, dont les noms ne nous pas toujours parvenus. Et non pas un seul bateau, mais une flottille de navires partis découvrir le monde. Ils ne sont pas revenus, ils sont au fond de l’océan, ou ils n’ont pas laissé de récit et on ne sait pas grand-chose d’eux. De la virilitude ? Et pas seulement. Des Européens qui savent très bien ce qu’ils font et ce qu’ils veulent ? Sauf que quelquefois ils sont perdus, ils ne comprennent rien, ils se trompent ou se font manipuler. Parce qu’il n’y a pas que les Européens dans l’histoire. Les autres aussi sont des découvreurs, mais ils sont aussi des acteurs. Les « peuples découverts » ne savent pas qu’ils viennent d’être découverts, ils ne se contentent pas d’être témoins de la belle geste épique, ils interviennent en fonction de leurs intérêts et intègrent les nouveaux venus dans leurs pratiques.
Vous pérégrinerez avec : des mamelouks en ambassade dans la steppe monghole, un moine ouïghour (venu donc de Chine) à la cour de Philippe le Bel, Marco Polo et surtout son livre, l’empereur du Mali en pèlerinage à La Mecque (au XIVe siècle), l’arrivée d’une girafe à la cour de Chine, plein de cartographes, les monolithes laissés en Afrique par les Portugais, des dizaines et des centaines de navigateurs aguerris, beaucoup d’échecs et de tentatives avortées avant les réussites triomphantes, l’alliance entre le roi de France et les autochtones de la vallée du Saint-Laurent, des éditeurs spécialisés dans les récits de voyages, un Chaldéen (oui, de Mossoul) au Pérou, un Persan en voyage à Paris au XVIIIsiècle (un vrai), le commerce entre Indonésie et Australie qui n’a pas attendu les Européens, des ambassades qui sillonnent l’Océan Indien dans tous les sens, etc. Où l’on croise à nouveau Nikolaï Rezanov, Charcot, Ella Maillart et quelques autres.
Un bémol lié à la contrainte éditoriale : que ces récits sont courts ! Ils m’ont souvent laissée sur ma faim. Cela manque de cartes et pour l’iconographie, ce n’est pas terrible. Il aurait fallu un livre trois fois plus gros (ce n’est pas un vrai bémol).
Avec tout cela, le livre respecte les récits majoritaires et familiers. Il donne envie de les relire ou d’en lire d’autres. Il replace nos héros familiers dans leur contexte, un monde plus vaste et plus « plein ». Le monde et l’histoire sont compliqués, et ça, c’est bien ! Ce qu’on s’ennuierait sinon.

Dans le roman des « Grandes Découvertes », Marco Polo annonce Colomb comme Magellan appelle Cook. Or, qu’y a-t-il de commun, à y bien réfléchir, entre la déambulation d’un petit marchand vénitien au fil des routes populeuses de l’Eurasie et la navigation, sur le grand vide atlantique, d’un Génois ayant l’oreille des rois ? Rien d’autre, en vérité, qu’une certaine idée de « l’Europe » : une forme éminemment provinciale de providentialisme. Si l’Amérique représente pour Colomb le plus court chemin vers l’Asie, elle devient, dans les travaux de ses premiers biographes, un raccourci vers l’Europe : la preuve la plus éclatante de la vocation à l’universel d’un continent qui commence à se dire « vieux » pour se penser patriarche.

Merci Estelle pour la lecture.
Ercole de' Roberti, Les Argonautes, 1480 tempera, Thyssen Bornemisza

4 commentaires:

keisha a dit…

De l'auteur, ma bibli propose ceci
L'histoire à parts égales : récits d'une rencontre Orient-Occident, XVIe-XVIIe siècle
L'occasion d'approfondir sur une partie du monde?

nathalie a dit…

J'aimerais beaucoup le lire celui-ci ! Il a l'air extrêmement intéressant.

claudialucia a dit…

Et dire que je n'ai jamais pu lire Aragon, sa prose ! Chaque fois que j'essaie, je m'ennuie. J'aime peut-être trop Aragon poète ? Non, cela n'a rien à voir, je suppose ! En tout cas, tu en parles bien !

nathalie a dit…

Ah le commentaire n'est pas au bon endroit, mais ce n'est pas grave.
C'est un marathonien Aragon, il faut s'y tenir. Moi j'aime beaucoup, ça n'avance pas vite, mais je trouve ça très fort.