La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



lundi 17 février 2020

Peut-être que chaque comédien le devient mû par le désir d’avoir un jour une histoire à raconter.

Joseph O’Connor, Le Bal des ombres, traduit de l’anglais par Carine Chichereau, parution originale 2019, édité en France par Rivages.

Tout se passe au Lyceum, un théâtre, une ruine magnifique, aux planchers troués, rutilants d’or et de lumière. Bram Stoker, l’administrateur un peu falot et timide, qui se pique d’écrire, mais dont personne n’apprécie les livres (ces histoires de fantômes sont d’un glauque), en amour haine passion pour Henry Irving, acteur extraordinaire, diva absolue, ingérable, homme et femme à la fois, le premier comédien à avoir été ennobli par la reine. Et Ellen Terry, la plus célèbre actrice du temps, mère et maîtresse réelle/fantasmée, marraine. Entre ces trois-là, beaucoup de choses ne sont pas dites et laissent le lecteur dans l’incertitude et c’est plutôt bien.

Ils reviennent à leur assiette, soutien de tant de couples, dans la santé ou dans la maladie : les longues cuillerées d’une Soupe de Silence.

Et puis il y a le quatrième personnage, absent et omniprésent : Dracula. Stoker est habité par cette créature cruelle, comme la ville impériale est hantée par Jack l’Éventreur. Des deux monstres, quel est le plus réel ? O’Connor multiplie les clins d’œil : Jonathan Harker est peintre de décor, les acteurs mangent de l’ail, une caisse de terre traîne au grenier… comme si cette ombre-là avait contaminé le monde entier. Là encore, Dracula n’apparaît pas explicitement, et  c’est très bien.
(j’ai bien aimé la lettre adressée à Stoker par Dracula pour se plaindre de son traitement dans le roman, c’est très drôle)

Peut-être que je vais me retrouver comme le gars dans ce bon vieux navet que tu as commis. Le mort-vivant, mes chéris. Ce cher Dracucu. Qui se pavane à Piccadilly en plongeant ses crocs dans la chair fraîche.

Quand même un bémol. Le récit soi-disant fragmenté ne l’est pas tant que cela à mon goût. Rien d’ébouriffant sur ce point, même si la variété des tons et des points de vue est bienvenue. J’ai eu du mal à démarrer. Je trouve que le roman ou l’écriture manquent de concret. Le roman rend très bien les ombres, les rêves, les cauchemars, les désirs enfouis, les dégoûts, mais il me semble qu’il aurait gagné à être soutenu par un peu plus de réel. Qu’il s’agisse des personnages ou des lieux, nous sommes dans un décor et tout est un peu trop évanescent – un paradoxe pour des lieux et personnes qui ont bien existé !
T. Roussel, Femme lisant, 1886 Tate Britain.

Le public eut un mouvement de recul, et il reprit son monologue, insistant pour se faire entendre, se moquant de leur révulsion, parce que en réalité elle était essentielle, elle faisait partie du spectacle, et sans cette réaction, cette pièce sur le mal n’avait aucun sens.
« Voici l’heure propice aux sorcelleries nocturnes, où les cimetières BÂILLENT » – il ouvrit toute grande la bouche et laissa échapper un grondement – « où L’ENFER LUI-MÊME souffle la contagion sur le monde ! » Il se mit à trembler, porta la main à sa gorge, à croire qu’il allait vomir. « Maintenant je pourrais boire du sang tout chaud et me livrer à ces actes amers » – il éructa les mots terribles – « que LE JOUR TREMBLERAAAIIIIT DE REGARDER. »

Cependant, j’ai aimé le panorama de Londres et de cette fin de période victorienne. Cette société corsetée a horreur des pauvres et des théâtres, mais l’alcool y coule à flots. Il y a l’Irlande et l’Angleterre, les protestants et les catholiques et les relations entre les hommes et les femmes. Je trouve que le roman rend très bien la façon dont la vie publique (empire, famille royale, honneurs et bonne mœurs) étouffe les rêves refoulés des êtres humains, sans pouvoir les empêcher de suinter de partout. La figure d’Oscar Wilde traverse le livre avec sa grande cape comme un spectre, un coup de vent, suscitant autour de lui désir, dégoût et angoisse. C'est très réussi.
C’est un hymne au théâtre. C’est absurde et drôle, un hommage émouvant et grotesque à des géants de la culture britannique (c'est bon ? Tout le monde a lu Dracula ?).

Trois heures du matin. Le Londres comme-il-faut est au lit.
C’est l’heure où les statues commencent à grincer, animées de mouvements convulsifs, et descendent de leurs piédestaux recouverts de lichen dans des nuages de poussière de rouille.
Un lord lieutenant de bronze, masque mortuaire en guise de visage. Un vicomte de marbre craquelé aux terrifiants yeux blancs. Un général sur son cheval, gâté par le temps, les fientes de goélands, au galop dans Hyde Park, pour noyer des bébés dans le lac Serpentine, qui filtre à travers les cauchemars de la ville.

Merci Rivages et Babelio pour la lecture !


2 commentaires:

Ingannmic, a dit…

A lire, donc, malgré ton bémol. Je dois dire que j'ai tellement aimé certains romans de cet auteur (A l'irlandaise, Muse, Redemption Falls) que j'ai tendance à laisser passer ses titres dès que je lis l'once d'un avis négatif à leur sujet, de peur d'être déçue.. mais là, la thématique me tente énormément.

nathalie a dit…

Je découvre l'auteur pour ma part mais je crois avoir noté plusieurs titres de lui. Le livre a eu une super presse, sans bémol, je suis peut-être un peu difficile... mais quand même j'ai eu du mal à démarrer !