La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mercredi 13 janvier 2021

Ce ne sont plus des recherches, c’est la bouteille à l’encre.

 Ismaïl Kadaré, Le Général de l’armée morte, traduit de l’albanais par Jusuf Vrioni, parution originale 1963.

Le général, accompagné du prêtre, se rend en Albanie pour recueillir les corps des soldats tués là, 20 ans auparavant. Le roman raconte cette mission, triste et morbide, dans un pays de montagne.


La voilà, cette terre étrangère, se dit-il. La même boue noire que partout ailleurs, les mêmes pierres, les mêmes racines et la même vapeur. Une terre comme toutes les autres. Et pourtant, étrangère.


Un premier sentiment d’étrangeté. Rien ne nous est dit sur la nationalité du général et de son armée, non plus que sur la guerre passée. Il est question de fascistes et de partisans et si l’on connaît bien l’histoire de l’Albanie et que l’on est attentif à certaines notes, on peut deviner, mais sans doute n’est-ce pas indispensable. Très peu de personnages portent des noms : une jolie veuve, une vieille, un ouvrier, mais ce sera tout. Nous baignons dans une atmosphère irréaliste et brumeuse, brouillasseuse même. À nous aussi d’avoir l’esprit perturbé par les montagnes. D’autant que l’Albanie est décrite comme une « terre étrangère » et racontée par ses clichés, comme vue d’un point de vue extérieur – alors que nous lisons un romancier albanais. Perte des repères, impossibilité de connaître le pays, le général a beau rester plus d’un an sur place, il demeurera à la surface.

Bien sûr, la noble mission ne se passe pas comme prévu. Équipé de cartes et de souvenirs de guerre, le général arpente les montagnes et les cimetières. Pas de champ de bataille à proprement parler, mais une dispersion des tombes. La guerre n’est pas si lointaine et on se souvient des exactions commises par les soldats, des combats et des petites lâchetés. Le prêtre joue à être dans un roman de Bernanos et le général sent ses certitudes s’affaisser peu à peu. Ils sont en mission officielle, mais ils sont loin d’être les bienvenus et on le leur dira.

S. Spencer, La Résurrection à Cookham, 1924, Tate

Le roman se tient le plus souvent d’un point de vue extérieur, mais proche du général. Dans quelques paragraphes nous avons l’irruption des témoignages des soldats, étrangers et albanais, ou de celui du général. Un « je » surgit alors dans la grisaille comme un coup de soleil.

Les morts, réduits à quelques ossements dans des sacs en plastique, prennent de plus en plus de place. Le reste de la réalité se délite, limité à des voyages en voiture et à de la montagne, les vivants étant étrangement interchangeables. Nous ne sommes pas très loin du monde de l’absurde (j’ai pensé à quelques nouvelles de Buzzatti). Il ne faudrait pas grand-chose (que les blockhaus se mettent à ricaner ?) pour basculer dans le fantastique.

Boue, neige, pluie ruissellent sur le général, venu accomplir sa grande mission, qui devient au fil du temps de plus en plus pitoyable.

Un humour noir et macabre plane sur l’ensemble. C’est un roman plein de poésie.

 

Tout le reste n’est qu’une chronique monotone. De la pluie, de la boue et des listes, des procès-verbaux, toutes sortes de chiffres et de suppositions, toute une technologie lugubre. Et puis, ces derniers temps, il m’arrive quelque chose d’étrange. Dès que je vois quelqu’un, machinalement je me mets à lui enlever ses cheveux, puis ses joues, ses yeux, comme quelque chose d’inutile, comme quelque chose qui m’empêche même de pénétrer son essence, et j’imagine sa tête rien que comme un crâne et des dents (seuls détails stables). Vous me comprenez ? J’ai l’impression de m’être introduit dans le royaume du calcium.

 

Lecture commune. Le billet de Passage à l'Est (la GO). Le billet de Patrice et celui de Marilyne.

Je me permets de mettre ici un lien vers cet excellent article sur la traduction de Kadaré, article recommandé par Passage à l’est.

L’avis de miriam sur ce roman.

 

 

18 commentaires:

keisha a dit…

Heu, jamais lu cet auteur, actuellement je cherche pour le mois de l'est, mais je veux accrocher quand même

Passage à l'Est! a dit…

J'aime bien ce que tu écris sur le fait que l'Albanie est présentée comme un pays étranger dans un roman écrit par un albanais. Je n'y avais pas pensé, mais c'est vrai. En même temps, c'est curieux, parce que l'Albanie n'est pas si lointaine, juste de l'autre côté de l'Adriatique, donc Kadaré accentue vraiment ce trait à dessein. Merci de cette lecture commune!

nathalie a dit…

Ah je ne serai donc pas la dernière à le lire, merci !

nathalie a dit…

Cela m'a frappée dans la première page parce que du coup j'ai mis un petit moment à comprendre que l'action située en terre étrangère était en Albanie. Cela participe à la dimension d'irréalité du roman et cela accentue l'ignorance du général.

eimelle a dit…

ça a l'air intéressant, à découvrir!

nathalie a dit…

Tout à fait !

Dominique a dit…

ça y est j'ai fini mon tour du livre avec toi et j'ai maintenant toutes les raisons de l'ajouter à ma liste
j'ai les oeuvres complètes de Kadaré mais bien entendu je n'en ai lu qu'une petite partie

nathalie a dit…

Et moi je débute dans ma découverte de l'auteur ! Je pense que ce roman te plaira.

miriam a dit…

Il faut que je le relise, après notre voyage en Albanie je vais redécouvrir le sens caché que je n'avais pas saisi, j'avais lu la fiction mais cela correspond à un fait historique

Patrice a dit…

Joli billet ! C'est vrai que l'Albanie reste en quelque sorte assez lointaine, je crois qu'il y a la volonté de l'auteur d'une part de créer une ambiance assez étrange, mais aussi de garder un côté universel au récit. Un très bon roman en tout cas. A bientôt. Patrice - Et si on bouquinait

nathalie a dit…

La guerre est historique, mais le traitement se situe au niveau mythique. Je ne suis pas sûre qu'il y ait un sens caché.

nathalie a dit…

Oui c'est très étrange, très perdu dans la brume.

claudialucia a dit…

Ton billet me fait penser aussi à Buzzati et aussi à Gracq. Mais en fait c'est du.. Kadaré ! Dans les montagnes albanaises de cet écrivain on a souvent l'impression d'étrangeté et d'être perdu très loin de tout.

nathalie a dit…

C'est exactement cela. Très bien dit.

Passage à l'Est! a dit…

D'où tiens-tu, d'ailleurs, que la date de parution est 1963? Marilyne dit 1960 (citant l'introduction), et moi je dis 1962-66 (parce que c'est la date qui clôt le roman).

Nathalie a dit…

C’est un peu bizarre parce que Oui à la fin du roman il est écrit 1962-1966 mais en général cette mention correspond à la date d’écriture et non de publication. Mon introduction dit aussi qu’il a été écrit en 1960. J’ai pris la date de publication sur Wikipedia. Les pages françaises, anglaises et italiennes consacrées au roman donnent 1963 (indications plus variables sur les pages dédiées à l’écrivain). La page albanaise donne aussi 1963 (la seule chose que je comprends de l’albanais ce sont les dates !) donc voilà ma source. Il faudrait une édition originale pour être sûr.

Nathalie a dit…

Du coup comment comprendre la date de 1966 ? Soit c’est une erreur soit l’auteur a repris et modifié le texte après la première édition ou à l’occasion de sa traduction en anglais. Je n’en sais pas plus.

Passage à l'Est! a dit…

Moi non plus je n'en sais pas plus! Enfin si, j'ai lu quelque part qu'il y a avait eu une première publication en 1962, sous forme d'histoire (ou de nouvelle), et que Kadaré l'avait ensuite transformé en roman (en 1963, je crois). Mais en effet ça n'explique pas 1966.