Herman Melville, Bartleby, traduit de l’américain par Jean-Yves Lacroix, publié originellement en feuilleton en 1853.
Beaucoup entendu parler ; enfin lu ce petit livre énigmatique !
On est dans le monde des employés et des hommes de lois de New York, dans un bureau où le narrateur et ses salariés copient des actes à la main et les collationnent (cela vous campe une époque délicieusement surannée, imprégnée de tabac, de sueur et de bière). Un jour il recrute un scribe au maintien impeccable et au teint cadavérique : Bartleby. Employé modèle, mais il refuse – pardon, il préfère ne pas – effectuer certaines tâches, puis de plus en plus de tâches, puis de travailler, puis, etc.
J’étais donc assis dans cette même posture lorsque je l’appelai et lui exposai rapidement ce que j’attendais de lui, savoir, l’examen de concert d’un petit document. Imaginez ma surprise, non, mon indignation, lorsque, sans se départir de son quant-à-soi, Bartleby, d’une voix singulièrement douce et ferme, me répondit, « je préférerais ne pas ».
Bartleby est avant tout déstabilisant. Par son absence de révolte (apparente), d’argumentation, de position théorique ou rhétorique, par son simple refus. Inacceptable, inadapté, inquiétant, désespéré. Sa simple présence devient de plus en plus insupportable à ses contemporains.
Non sans quelques élancements de révolte impuissante devant la suave effronterie de cet inexplicable scribe. C’était, en effet, essentiellement cette extraordinaire douceur qui non seulement me désarmait, mais encore en quelque sorte, m’émasculait. Car je le considère comme provisoirement émasculé celui qui permet en toute placidité à un employé à gages de lui dicter sa volonté et de le chasser de ses propres appartements.
Le livre parvient très bien à nous faire sentir la profonde détresse du personnage. Un tel sujet pourrait être traité sur le ton de la farce, du grotesque ou de la satire, mais ce n’est nullement le cas ici. Au contraire, nous voyons inexorablement Bartleby aller vers sa fin, sans que rien ni personne ne puisse le retenir. Quelle désespérance pour lui ! Voilà un homme complètement effacé de la ville de New York.
"Pour le moment je préférerais ne pas être un petit peu raisonnable," fut sa réponse, douce comme un cadavre.
B. Hartman, Trinity Church et Wall Street, 1929 Brooklyn museum |
Dans ce livre si connu, le narrateur est aussi important que l’insaisissable Bartleby. C’est lui qui nous raconte, qui essaie de comprendre, qui est empathique, qui est le premier à se heurter à l’énigmatique employé, d’autant qu’on le juge responsable de cette situation (il y a quand même quelques moments cocasses). Il est si démuni qu’il choisit la fuite plutôt que l’affrontement. Il est puritain, mais non dépourvu de bonté, un peu trop vaniteux ou étroit d’esprit, mais disposé à accepter l’excentrique. Il subit la force du poids social et du jugement de ses contemporains. On le devine au bord du précipice, fuyant la tentation de ressembler à son employé.
Cet épisode de la petite vie d’un bureau est raconté dans une langue sobre et d’une grande précision.
Mortifié par sa conduite et résolu, comme je l’avais été dès mon arrivée au bureau, de le chasser, j’avais néanmoins le sentiment étrange qu’une force superstitieuse frappait à mon cœur et m’interdisait de mettre mon projet à exécution, allant jusqu’à me taxer de traître si j’osais proférer le moindre mot d’amertume contre l’être le plus désespéré du genre humain.
Melville sur le blog :
C'est totalement dramatique, parfois difficile à comprendre, et poignant!
RépondreSupprimerOui. On fait souvent allusion au personnage, sans connaître le roman, sur le ton de la plaisanterie, mais en fait c'est tout à fait tragique.
Supprimerc'est la face noire de Melville comme la plupart des ses livres , mardi, Billy Budd
RépondreSupprimerce personnage de Bartleby reste forcément en mémoire longtemps
Alors là je ne connais pas assez, mais je me rappelle qu'un autre livre de lui se trouve sur mes étagères. En tout cas, je vais continuer à le lire, car oui, c'est très fort.
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