La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 15 juin 2021

Bah moi, ça va jamais très fort. Mais je finis toujours par m’en sortir.

 Radu Aldulescu, L’Amant de la veuve, publication originale 2006, traduit du roumain par Dominique Ilea, paru en France aux éditions des Syrtes.

 

Le parcours chaotique de Mite (Dimitri), un gars débrouillard, mais broyé, dans la Roumanie soviétique.

Nous suivons Mite, de son enfance avec ses frères, jusqu’aux environs de sa trentaine. Son premier amour, une veuve plus âgée que lui, son service militaire où les soldats sont employés dans des quasi-travaux forcés, son errance de petits boulots et de soirées arrosées avec des femmes (il a un certain atout), son travail de bête de somme à l’usine et puis il n’a plus rien et il ne cherche plus rien. Mite apparaît, non pas désespéré ou exclu d’un système, ni même perdu, mais s’en détachant peu à peu, refusant de jouer le jeu ou de faire semblant, comme un autre Bartleby, parce que les individus échappent toujours quand même au système, en trichant, en rêvant ou en dormant. Un Bartleby tout autant tragique, mais un peu plus minable et alcoolisé, joyeux et grimaçant.


Ça s’est passé vers l’automne. Ce Bajnoricǎ, je veux dire, c’est à lui que je pensais. Pas mauvais gars, au fond. Dès qu’il te voit tombé dans un trou, il attrape une pelle pour carrément t’enterrer… Dernièrement, il a pris une autre foutue habitude, celle de jurer à vous flanquer la chair de poule, il se frappe le poitrail comme un orang-outan de ses paumes crevassées, de vrais pondoirs à cigales ; et patati, et patata…


C’est une triste vie qui nous est racontée là, même si le lecteur oscille entre la déprime face à ces existences où rien n’est ouvert ni lumineux et le sourire devant les scènes grotesques et grand guignol qui surviennent quand on ne les attend plus.


Ben non, là-bas aussi vivent des gens et, partout où il y a des gens, il y a de la place pour le meilleur et pour le pire, et aussi une marge de manœuvre.


Il y a l’exil vers les États-Unis comme une promesse, car ceux qui ne fuient pas dès le début seront englués dans une vie sordide. Inexorablement, les voici tous avec des chaussures trouées. Malgré tout, ces individus qui se rencontrent par hasard ou qui se connaissent depuis toujours font preuve de tendresse entre eux.


Le roman peint une société corrompue et sans espoir, absurde et artificielle. Il y a comme un lointain écho de Solénoïde, car il est question de ces usines et fabriques mystérieuses, qui ne semblent rien produire, sinon un vague droit à exister pour de pauvres types qui se tuent au travail. À la fin du roman, on démolit des bâtiments, sans que l’on sache pourquoi, comme si l’on construisait et déconstruisait sans cesse, et apparaissent alors ces grandes ruines inexpliquées qui forment le décor de Solénoïde. D’ailleurs, la fameuse morgue est détruite, elle aussi.

Un long roman sur une destinée humaine.

 

Peu à peu, il s’imprégnait de son odeur forte et doucereuse, de la chaleur de ses sèves, de ses frissons silencieux qui s’amplifiaient sans cesse, jusqu’à ce qu’il s’effondre avec elle ; et de nouveau elle le suppliait d’un long gémissement répercuté par ses spasmes contre les lèvres de Mite, par les ongles qu’elle plantait dans ses épaules, refusant cette chute, tâtonnant de nouveau après sa tête et ses épaules, pendant qu’il essuyait comme des larmes contre sa cuisse, puis il rebroussait chemin vers son ventre, ses seins et ses lèvres.

 

À ce rythme, bientôt, il n’aura peut-être plus le temps d’envisager un changement. Le temps passe, le voilà qui arrive et le voilà qui passe, il est basané, il est basané, il est basané. Eh bien non, il ne passe ni n’arrive, il tourne plutôt en rond, tel un essaim de guêpes, dont on ne saurait se débarrasser en battant l’air comme un moulin ivre. Un changement ne pouvait tomber que du ciel, les grands changements ne surviennent pas juste en changeant de maître, qui reste le seul et le même, dût-on se démener tant et plus.

 

C'était (encore) une relecture, donc il y a un premier billet.


6 commentaires:

keisha a dit…

Connais pas. Cela m'a l'air un poil déprimant, donc à ne pas lire n'importe quand?

nathalie a dit…

Ça ne respire pas la joie de vivre en effet, vaut mieux avoir le moral.

Dominique a dit…

j'ai peu lu de littérature roumaine, longtemps les traductions étaient pauvres mais aujourd'hui il y a un beau regain

nathalie a dit…

J'ai l'impression que parmi la littérature dite "pays de l'est" celle de Roumanie est une des mieux traduites. Peut-être parce que c'est un pays très francophone et il y a pas mal de passeurs entre les deux pays, depuis longtemps.

Passage à l'Est! a dit…

Un roman que j'avais déjà noté, mais ton article me donne encore plus envie d'aller m'en dénicher un exemplaire. On a beau avoir beaucoup lu, il y a toujours davantage à découvrir et je serais bien intéressée de lire ce livre après, par exemple, ma lecture de Les turbines du Titanic (pour l'aspect industriel) ou de Le poids d'un ange (pour la Roumanie d'après-guerre).

nathalie a dit…

Ah je ne connais pas ces titres, il faut que j'aille explorer cela !