La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 25 octobre 2022

Je voudrais être n’importe qui excepté moi.


Carson McCullers, Frankie Addams, parution originale 1946, traduit de l’américain par Jacques Tournier.

 

La majeure partie du roman se passe dans la cuisine de la maison d’une petite ville du sud. Ce sont de longs face à face entre Frankie, Bérénice la domestique noire et John Henry un petit cousin. Frankie a 12 ans et son frère se marie le lendemain. Que se passe-t-il quand on a 12 ans et que l’on n’est plus tout à fait une petite fille, mais que l’on ne comprend pas ce qui se passe ? Frankie parle, elle veut partir vivre avec son frère et sa future femme, voir le monde, vivre des aventures, être grande… En attendant, elle se dispute avec Bérénice, marche dans les rues, ne comprend pas le regard des hommes posé sur elle, ressent des attentes et des désirs qu’elle ne comprend pas non plus.

Bien sûr, les rêves ne se réalisent jamais. On a 12 ans, mais on passe des années encore à attendre, à espérer, à élaborer des projets vagues et fous et les adultes savent bien que rien ne se passe. Ils sont désabusés et indifférents face à l’impatience de celle que l’on ne qualifie pas encore d’adolescente. Cet état de mal-être de Frankie est magistralement rendu.


Mais ce n’était jamais ce que désirait Frankie. D’autres fois, lorsque s’éteignaient les doux crépuscules de ce printemps-là, que montait un parfum aigre et doux de poussière et de fleurs mélangées, que les fenêtres des maisons s’allumaient dans le soir, et que des voix appelaient longuement parce que le dîner était prêt, au moment précis où les hirondelles, après s’être rassemblées, tournoyaient au-dessus de la ville et s’éloignaient vers leurs demeures, laissant un ciel immense et vide - oui, lorsque mouraient les lents crépuscules de ce printemps-là, et que Frankie avait arpenté tous les trottoirs de la ville,une tristesse violente lui déchirait les nerfs, et son cœur se serrait si brusquement qu’il était sur le point de s’arrêter.


Murtha Tish, SuperMac, 1978 photographie, Tate
Frankie souffre particulièrement de la solitude et elle exprime sa peur d’être abandonnée, voyant les autres vivre, passer devant sa fenêtre et partir de la ville en la laissant. C’est à se taper la tête contre les murs. Elle voudrait faire partie d’un « nous » – vous savez, ces gens qui disent « nous » en parlant d’eux, parce qu’ils sont un couple, une famille, un club, un groupe ?


Et ce qui la rendait triste, ce qui lui donnait cette terrible sensation d’isolement, c’était la certitude qu’ils étaient ensemble, et qu’ils étaient eux-mêmes, et qu’elle était séparée d’eux, seule avec elle-même, abandonnée à elle-même.


Le père est presque invisible. Cette sorte de huis clos entre 3 personnages enfermés dans leurs contradictions, une domestique noire évoquant ses souvenirs et ses maris, et la souffrance d’être noire dans ce monde raciste, un petit garçon qui aime se déguiser et la pauvre Frankie qui aimerait être au centre du monde, mais aussi être quelqu’un d’autre, est particulièrement réussi.

L’évolution psychologique de l’héroïne se traduit par un changement de prénom au fil du roman, changement du moins pour elle et pour la lectrice, car les adultes continuent à l’appeler imperturbablement Frankie – ce sont eux qui ne comprennent rien – alors même qu’elle, dans sa tête, a pleinement conscience d’avoir radicalement changé depuis la veille. Elle n’est plus cette petite Frankie, non !

 

C’est arrivé au cours de cet été si vert qu’on en devenait fou. Frankie avait douze ans. Elle n’était membre de rien, cet été-là. Elle ne faisait partie d’aucun club, ni de quoi que ce soit au monde. Elle se sentait sans aucune attache, et elle rôdait autour des portes, et elle avait peur. En juin, les arbres avaient été d’un vert à perdre la tête, mais les feuillages s’étaient mis à foncer peu à peu, et la ville était devenue noire et comme desséchée par le feu du soleil.

C’est le début.

 

Une autrice. J'ai aussi lu La Ballade du café triste (recueil de nouvelles) : premier billet et second billet. Et un troisième titre attend sur l'étagère.




 

8 commentaires:

keisha a dit…

Tiens tiens, pourquoi pas, je n'ai jamais lu l'auteure, il serait temps. (je vois que tu lis Proust contre la échéance!)

Dominique a dit…

c'est un roman de C McCullers qui me reste à lire j'aime bien avoir comme ça en réserve un très bon roman

nathalie a dit…

Je relis même, série de billets proustiens à prévoir.

nathalie a dit…

C'est rassurant ces petits stocks !

Passage à l'Est! a dit…

Pour ma part, je n'ai lu que Le coeur est un chasseur solitaire. Dans mon souvenir, il y avait (entre autres personnages attachants) le même personnage de jeune fille déjà sortie de l'enfance mais encore loin de l'âge adulte. Un jour un jour je lirai d'autres livres de McCullers.

nathalie a dit…

C'est celui-ci qui est sur mon étagère. Ce que tu en dis confirme mon envie !

claudialucia a dit…

j e l'ai lu ce roman mais il y a si longtemps. Je revois encore le visage de la fillette sur la première de couverture. C'est finement observé, tout à fait ce que ma petite fille qui a 12 ans est en train d'éprouver. C'est toujours avec un peu de nostalgie que l'adulte les voit quitter le monde de l'enfance.

nathalie a dit…

C'est raconté du point de vue de l'enfant en plus, ce qui est d'autant plus remarquable. Les adultes semblent si blasés !