La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 30 mai 2023

Je ne suis pas capable de vivre ici.


Svetlana Alexievitch, Les Cercueils de zinc, parution originale 1989, traduit du russe par Wladimir Berelowitch et Bernadette du Crest, édité en France par Actes Sud.

 

Le livre commence par le témoignage d’une mère de soldat soviétique. Il est revenu d’Afghanistan, il n’était plus celui d’avant. Et il a tué quelqu’un avec le hachoir de la cuisine.

C’est une alternance de témoignages, ceux des mères de soldats, ceux des veuves de soldats et ceux des soldats et du personnel médical et administratif. La guerre de l’URSS en Afghanistan. Une guerre dont on ne sait pas grand-chose et on a l’impression que dans les années 1980 en Russie on n’en savait pas grand-chose non plus.


La mort, c’est quelque chose de terrible, mais il y a pire. Ne dites pas en ma présence que nous sommes des victimes et que ça a été une erreur. Ne prononcez pas ces mots devant moi, je vous l’interdis.


Ce n’est pas facile à lire. Comme tous les livres d’Alexievitch, me direz-vous. Peut-être plus que d’autres. Parce que cette guerre-là est si proche et que l’on devine que l’on pourra écrire presque le même livre à propos de la guerre en Ukraine. Parce qu’il y a des témoignages très bruts de soldats. C’est à peine soutenable. Ils racontent ce qu’ils ont subi, ce qu’ils ont fait, le manque de matériel, le mensonge des hauts gradés et du personnel politique, ils ne veulent pas être considérés comme des héros ni comme des victimes ni comme des monstres ni comme des criminels. Ils ne veulent pas que l’on oublie cette guerre. Ils demandent à tout le monde – et en premier à Alexievitch : « Et vous ? Vous étiez où ? Qu’avez-vous fait pour empêcher cela ? »


Ils mouraient pour trois roubles par mois : nos soldats touchaient huit bons par mois chacun. Trois roubles… Ils mangeaient de la viande véreuse, du poisson pas frais… Nous avions tous le scorbut, j’ai perdu toutes mes incisives.


Ici encore la force du travail de l’autrice vient de la juxtaposition de témoignages longs, complexes et contradictoires. J’en veux pour preuve ces mères qui n’ont plus rien qu’un fils mort, ou un fils devenu étranger, et qui demandent des comptes, se sentent coupables, accusent, s’affirment, se taisent, ne veulent pas se taire. Ici la simplicité n’a pas droit de cité.

À la fin du volume sont rassemblés des textes relatifs à un procès tenu à Minsk contre la publication d’Alexievitch en pleine tradition soviétique. Ces divers textes font ressortir la difficulté de ce travail documentaire : recueillir des témoignages, les retranscrire, mais aussi les choisir, les sélectionner, les couper, ou les laisser dans leur intégralité. Il y a là un travail éditorial et une construction.


Qu’est-ce que c’est que vivre avec la guerre, se souvenir ? Cela veut dire qu’on n’est jamais seul. On est toujours deux, soi et la guerre. On n’a pas beaucoup de choix : oublier et se taire ou devenir fou et crier. Mais ça, personne n’en a besoin.

Blais, Demi-homme demi-main, 1985 Antibes Musée Picasso

Il y a la mémoire des récits de la Grande guerre patriotique qui forgent l’imaginaire des soldats. C’est leur modèle, ce qu’ils auraient voulu être. Mais il est finalement question des pillages de soldats, qui ramènent aussi bien des manteaux que des magnétoscopes ou des slips de bain.

La comparaison revient souvent avec les soldats américains au Viêt-Nam, eux aussi pris dans une guerre d’occupation contre un peuple sous-équipé, eux aussi pris dans la drogue et dans les actes monstrueux, eux aussi dans cet impossible retour. Mais eux avec des prothèses légères et fonctionnelles, des films et des livres qui parlent d’eux, sans avoir été engloutis dans la même chape d’oubli. C’est que cette guerre survient à la fin de l’URSS, quand tout commence à se défaire. C’est la fin du soviétisme.

Il n’est pas vraiment question de l’Afghanistan, sinon de ses magnifiques montagnes et de ses paysages. On en a beaucoup entendu parler depuis.

 

Plus tard nous avons appris que des cercueils arrivaient dans la ville, mais que les enterrements avaient lieu en secret, la nuit, et que les pierres tombales portaient la mention « décédé » et non « mort à la guerre ». Personne ne se demandait pourquoi des gars de dix-neuf aux s’étaient mis soudain à mourir, si c’était la vodka, la grippe, ou une indigestion d’oranges. Leurs familles les pleuraient, mais les autres vivaient tranquillement, tant que ça ne les touchait pas.

 

Là-bas, j’ai senti ce qu’est la vie. J’y ai passé les meilleures années de mon existence, je peux vous le dire. Ici notre vie est terne, mesquine : boulot-maison, maison-boulot… Là-bas, nous avons tout éprouvé, tout connu. Nous avons connu la véritable amitié entre hommes. Nous avons tâté de l’exotisme : le brouillard matinal qui monte dans les défilés comme un rideau. Certains endroits ressemblent à des paysages lunaires, ils ont quelque chose de fantastique, de cosmique. Ces montagnes éternelles semblent désertes, on a l’impression qu’il n’y a pas d’homme sur cette terre, seulement des rochers. Mais ces rochers vous tirent dessus. On sent la nature hostile, elle vous repousse, elle aussi. Nous avons vécu entre la vie et la mort en tenant dans nos mains la vie et la mort des autres. Quoi de plus fort que ce sentiment ?

 


Le billet de Et si on bouquinait un peu. Une LC était prévue, je ne sais pas si elle se fera. Quelqu'un a-t-il des nouvelles de Passage à l'Est ?


C'est une autrice. Alexievitch sur le blog :

 

 

12 commentaires:

keisha a dit…

Voui, il y a une LC, mais j'avais noté demain.
Pour ton titre, un jour je le lirai, mais tu comprendras qu'il faut attendre. Rien que La supplication m'a suffi pour l'instant.

Ingannmic, a dit…

Je ne sais pas pourquoi, mais je n'ai pas réussi à dépasser les 20 premières pages de ce titre. C'est sans doute lié au moment de la

Ingannmic, a dit…

Zut mon comm' est parti.. donc, je pense que c'est lié au moment de la lecture car j'apprécie d'habitude énormément le travail de Svetlana Alexievitch (La fin de l'homme rouge a entre autres été un grand coup de cœur).
Pour Passage à l'Est, c'est vrai qu'elle se fait très discrète ces derniers temps, mais elle a tout de même publié un billet assez récemment...

Dominique a dit…

Une auteure indispensable à lire même si la lecture est parfois difficile et pèse sur le moral
Bien d'accord avec toi ce livre pourrait être écrit sur l'Ukraine !!

nathalie a dit…

Tu as raison, LC demain.
Mon préféré, c'est La Fin de l'homme rouge, je le trouve tellement riche !

Nathalie a dit…

C’était un billet programmé, je pense.
Je comprends ta difficulté de lecture. Souvent le début des livres d’Alexievitch est éprouvant. J’ai le souvenir de celui de La Supplication. Ensuite, on est pris par la lecture, par ces êtres humains, leurs faiblesses, leurs émotions, et ça passe.

Nathalie a dit…

Oui il est d’une actualité vraiment très troublante.

claudialucia a dit…

Il a l'air terrible ce livre et plus encore ce refus d'en parler, ces enterrements secrets, cette chape d'oubli où on voulait maintenir ceux qui étaient morts. Cela ressemble un peu à la guerre d'Algérie et au silence qui a longtemps été maintenu après.

miriam a dit…

Très envie de retourner à cette auteure mais je ne sais pas par quoi recommencer après La Fin de l'Homme rouge; Keisha m'a tenté avec la Suplication, et toi avec Les Cercueils de zinc.

nathalie a dit…

Sans doute une parenté, comme pour le Viet-nam d'ailleurs, mais les spécificités de l'URSS ne sont pas à négliger.

nathalie a dit…

On est terrible !

Patrice a dit…

Merci pour le lien ! Encore un livre d'Alexievitch qui m'a marqué et que je trouve essentiel. Il éclaire le fonctionnement du régime russe-soviétique et son narratif qui perdure jusqu'à aujourd'hui.
Pour répondre à ta question, pas de nouvelles de Passage à l'Est ; ça ne lui ressemble pas. Elle a certes publié récemment, mais pas dans le cadre des LC auxquelles elle tient tant.