La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 1 décembre 2022

C’était cela aussi, notre vie de femmes à la guerre…


Svetlana Alexievitch, La Guerre n’a pas un visage de femme, traduit du russe par Galia Ackerman et Paul Lequesne, parution originale 1985.

 

Nous connaissons la Grande guerre patriotique, le rouleau compresseur de l’Armée rouge, les 20 millions de morts soviétiques, mais Alexievitch décide d’interroger des femmes sur leur guerre, portée par cette conviction que la guerre des femmes est différente de celle des hommes, plus incarnée, plus sensible, moins gonflée de phrases. Elle livre ici la transcription des dizaines de témoignages qu’elle a recueillis, introduits par quelques commentaires personnels.


Savoir « comment ça s’est passé » n’est pas si important, n’est pas si primordial ; ce qui est palpitant, c’est ce que l’individu a vécu… ce qu’il a vu et compris…


C’est un livre fort et bouleversant, qui ne se lit pas exactement comme un roman. Certains passages m’ont obligée à faire des pauses – c’est la guerre, c’est atroce. C’est aussi un livre extrêmement passionnant.

Alexievitch rencontre des vieilles dames qui avaient 16, 18, maximum 20 ans au moment de la guerre. Toutes racontent leur enthousiasme et leur désir de se battre pour défendre la mère patrie, leur terre brutalement envahie par les Allemands, le communisme contre le fascisme (la parole de Staline est alors reine). Elles se sont formées, ont convaincu les hommes de les envoyer au front, ont souvent dû ruser pour y parvenir, ces crevettes de 45 kilos perdues dans les uniformes des hommes. C’est assez étonnant à lire, cette énergie forcenée pour participer aux combats.


Où allions-nous ? Nous n’en savions rien. En fin de compte, ce que nous allions devenir ne nous importait pas tant que ça. Pourvu qu’on nous envoie au front. Tout le monde combattait, nous aussi. On est descendues à Chtchelkovo. Une école de tir réservée aux femmes se trouvait à proximité. Telle était notre affectation. Nous allions devenir des tireurs d’élite. Tout le monde était content. Ça, c’était du vrai. On allait tirer au fusil.

Samokhvalov, Komsomol militarisé 1932 Saint-Pétersbourg Musée d'État russe (détail)

La richesse du livre vient des témoignages : infirmières ou médecins, brancardières, cantinières, car la guerre se fait aussi avec celles qui lavent le linge des soldats, pilotes d’avion, tireuses d’élite, soldates de la cavalerie ou de l’infanterie, car ces femmes ont tué, ont trimballé les armes, ont fait des prisonniers, comme les hommes. Il y a aussi des partisanes, celles qui ont été dans les réseaux de résistance. Elles sont soviétiques – et non pas russes – c’est qu’elles viennent de tout l’empire de l’URSS.

Elles racontent leurs exploits, la façon dont elles ont résisté au froid et à la mort, mais aussi les moments les plus simples de cette vie : l’absence d’uniforme à leur taille, l’absence de linge pour les règles, les cheveux rasés, les règles qui s’arrêtent pendant toute la durée de la guerre, l’envie de chanter. Elles racontent aussi le difficile retour à la vie civile quand tout le monde les a considérées comme des filles à soldats. La plupart ont caché leurs médailles.


Lorsqu’on coupe un bras ou une jambe, il n’y a pas de sang… On voit de la chair blanche, bien propre, le sang ne vient qu’ensuite. Aujourd’hui encore, je ne peux pas découper un poulet, si sa chair est trop blanche et nette. Un atroce goût de sel me vient dans la bouche…


J’ai marqué de nombreux passages absolument déchirants.

En tant que lectrice avec du recul, on ne peut pas s’empêcher de se poser des questions. La plupart sont conscientes de la dureté des ordres reçus (les soldats qui avaient été prisonniers ont été suspectés de trahison) et de la misère du matériel mis à leur disposition, mais cette époque semble nappée d’un voile d’horreur et d’énergie de vivre. C’était leur jeunesse, c’était une façon de vivre nouvelle, en dehors des codes habituels, en dehors des règles admises pour les femmes. Quelques-unes parlent d’amour, une seule mentionne les viols que subissaient ces soldates, un homme parle des exactions commises par l’Armée rouge. Il y a des contradictions et des oublis. Nous sommes dans la mémoire et la zone trouble du souvenir.

Je retiens le dégoût généralisé pour le tissu rouge.

 

Samokhvalov, Komsomol militarisé 1932 Saint-Pétersbourg Musée d'État russe (détail)

J’étais servant d’une mitrailleuse. J’en ai tant tué… J’étais habitée par une telle haine… J’en suffoquais… Après la guerre, j’ai longtemps eu peur d’avoir des enfants. J’en ai eu quand je me suis sentie un peu apaisée. Au bout de sept ans…

Épargnez-moi… ne citez pas mon nom. Je ne veux pas que quelqu’un sache… Que mes enfants sachent… Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai rien pardonné. Je ne pardonnerai jamais…

 

Nous ne portions même pas nos décorations. Les hommes les portaient, les femmes non. Les hommes étaient des vainqueurs, des héros, des fiancés possibles, c’était leur guerre, mais nous, on nous regardait avec de tout autres yeux. Je vais vous dire : on nous avait confisqué la victoire. On nous l’avait échangée, discrètement, contre un bonheur féminin ordinaire.

  

Une autrice.

Alexievitch sur le blog :

La Supplication
La Fin de l'homme rouge : c'est le livre qui m'a le plus intéressée. Il est d'une grande richesse.


Passage à l'Est a lu La Fin de l'homme rouge tandis que Patrice a lu Les Cercueils de zinc.


Merci Ysabel pour la lecture !

 

 

14 commentaires:

  1. Une auteure que je lirai un jour, mais pffff j'oublie. Nécessaire mais...

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    1. Elle doit abondamment se trouver en bibliothèque, tu n'as aucune excuse !

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  2. une auteure splendide et forte tous ses livres valent la lecture absolument

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    1. Oui, ils sont forts et pas forcément faciles à lire, ils vous remuent.

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  3. Bon, j'ai oublié ce rendez-vous. Je le regrette. Comme Keisha, je me le promets depuis trop longtemps. J'aimerai lire La fin de l'homme rouge.

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    1. La Fin de l'homme rouge est le livre qui m'a le plus intéressée, j'avoue. Je le trouve d'une immense richesse et il nous apprend très utile pour comprendre la Russie d'aujourd'hui.

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  4. Comme je l'écrivais chez Patrice, j'ai entame La supplication, mais impossible de rentrer dedans. J'ai donc stoppé. Etrange, j'avaias dévoré celui-là, La supplication et La fin de l'homme rouge (mon préféré)..

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    1. Ce sont des livres assez lourds, rien d'étonnant à ce que ne soit pas toujours facile de les lire. Une prochaine fois peut-être.

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  5. "cette époque semble nappée d’un voile d’horreur et d’énergie de vivre"... je trouve tellement difficile de comprendre comment, après/malgré les horreurs des années 1930, il y a pu avoir cet élan si fort pour sauver l'URSS, rt que quelque part il y ait eu cette vision d'un idéal à protéger.

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  6. (Pour compléter mon précédent commentaire:) cela rend le travail et la démarche d'Alexievitch d'autant plus admirable et précieux. Merci de m'avoir rejointe pour cette lecture commune. Alexievitch est certainement parmi les auteurs dont je lirai tout ce que je pourrai.

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  7. Le point fort de ses livres est de nous faire connaître une façon de penser qui nous semble inconcevable. Ils sont utiles mais surtout frappants et marquent nos esprits.
    Et continuons à lire en effet.

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  8. Après l'Homme rouge, j'ai bien envie de continuer mais il y a aussi les Cercueils,

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  9. ^j'hésite entre différents titres d'Alexievitch. j'ai été bluffée par La Fin de l'Homme Rouge.

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  10. J'ai vu le billet de Patrice sur les Cercueils de zinc, ça a l'air très intéressant aussi.

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