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samedi 27 mai 2023

La traite, l’esclavage et les ports normands

 

La traite, l’esclavage et les ports normands


Une exposition vient d’ouvrir en Normandie, au Havre, à Rouen et à Honfleur. Elle aborde le sujet de la responsabilité des ports normands dans la traite négrière et permet de vulgariser les travaux de divers historiens.

À gauche, une esquisse de Théodore Géricault(1822, Rouen BA). À droite, Tête d'un jeune maure par Hyacinthe Rigaud (1715, Saint-Lô, Musée d'art et d'histoire). L'exposition fait la part belle à Géricault, peintre né à Rouen, qui a représenté plusieurs noirs en acteurs de l'histoire, notamment dans son célèbre Radeau de la Méduse. Sur le petit tableau, le jeune homme bien vêtu, joli turban, joli bijou, porte un collier d'esclave. C'est un beau portrait, expressif et individualisé.

Ce qui fait l'intérêt de l'exposition est son ancrage dans la culture et la société locales, en l’occurrence normandes. La distinction est bien faite entre le commerce de traite (équiper des bateaux en Normandie, naviguer jusqu’aux côtes de l’ouest de l’Afrique, acheter des esclaves à des intermédiaires locaux en échange de marchandises précises, traverser l’Atlantique, vendre les esclaves souvent à crédit, prendre des marchandises, revenir au port d’attache, vendre les marchandises et partager les gains et les lettres de change) qui est un commerce long, coûteux et incertain, nécessitant une solide assise financière et l’association d’armateurs, de banquiers et de marins expérimentés et le commerce en droiture qui consiste à vendre et acheter des marchandises entre les îles, souvent Saint-Domingue, et la métropole, qui est accessible à un nombre plus élevé d'armateurs et qui repose entièrement sur l’exploitation des esclaves.

Journal de bord de la Rosalie (Le Havre BM), navire construit à Honfleur, appartenant à un armateur du Havre, et effectuant le commerce de la traite. Le voyage de 1789 est marqué par une tentative de révolte de la part des esclaves déportés (ils sont tous marqués au fer). C'est qu'à bord la mortalité est extrêmement élevée, puisqu'un taux de "perte" de la cargaison (et donc de mort des esclaves) de 15 % est considéré comme normal et acceptable.
Les esclaves préférent souvent se laisser mourir de faim durant la traversée. Ils sont donc nourris de force (pas par humanité, pour ne pas perdre la "marchandise") au moyen d'un ouvre-bouche de cette sorte (conservé au Musée Le Secq des Tournelles).

Plusieurs archives évoquent l'histoire de Tati, né en Angola, fils de marchand d'esclaves, devenu esclave, racheté et affranchi par un Havrais, qui le fait baptiser au Havre, et qui finit sa vie courtier de traite en Angola.

La presse permet de suivre les voyages des différents navires.
À droite, un registre des marchandises chargées au départ en vue de l'achat des esclaves. Ils seront échangés contre des fusils notamment. Le capitaine n'oublie pas de noter les dépenses pour le produit qui servira à les purger et celles relatives aux instruments de musique pour les réjouir sic.

Des familles normandes comptent très tôt des personnes implantées outre-Atlantique ou en Afrique. Un comptoir est fondé dans l'actuel Liberia par des Dieppois dès le XIVe siècle. Le Havre est le quatrième port de traite après Nantes, Bordeaux et La Rochelle, mais l’équipement des bateaux implique toute la région. Les grands financiers se trouvent à Rouen. Les filatures qui tissent les grandes pièces de coton, les pacotilles distribuées en échange des esclaves, sont installées le long de la Seine (je signale d’ailleurs que les perles de Murano constituent un autre produit prisé pour ces ventes et que l’essor de cette jolie production au XVIIIe siècle reflète celui de la traite). 
Comme à Bordeaux, on peut suivre la venue des personnes noires, esclaves, affranchies ou libres, et leur présence en Normandie. Ici, c'est Jacqueline Médée, esclave de Guadeloupe, venue avec sa propriétaire au Havre, laissant par là-même ses enfants sur l'île, finissant sa vie, semble-t-il affranchie, en France (son laissez-passer de 1794, Le Havre BM).

Les expositions montrent bien le rôle clé joué par certains produits, à la fois dans l’esclavage et dans la culture française et européenne du XVIIIe siècle. Le café, le thé et le cacao qui sont consommés dans les très chics salons mondains, à la Cour et dans les premiers « cafés » où l’on débat des idées philosophiques à la mode. Le coton qui remplace avantageusement les anciens tissus de laine, de lin et de chanvre et qui explique le succès fulgurant des indiennes auprès d’une large partie de la population. L’indigo qui teint aussi bien les vêtements chics que les blouses des paysans. Sans oublier le sucre, le rhum, le tabac.
E. Binet, Portrait de paysan du pays de Caux (19e Château de Martainville). Cette typique tunique de coton teinte par l'indigo s'appelle la blaude.

À gauche, cafetière dite égoïste (sûrement parce qu'elle permet de confectionner une seule tasse) en argent (1768, musées du Havre). À droite, un percolateur inventé par un pharmacien dieppois en 1762 (musée Le Secq des Tournelles).

Bien peu de ces produits étaient réellement nécessaires. Si leur usage était initialement l’apanage d’une élite, ils se répandent bientôt largement. L’exposition questionne d’ailleurs le degré de conscience des consommateurs. Il fallait être bien informé pour connaître la réalité de l’esclavage qui était certes accepté et pratiqué, mais néanmoins passé sous silence et considéré comme peu avouable. Qu'en savaient réellement les personnes habitant loin des ports et de leurs réseaux ? Au fil des années toutefois, le nombre de personnes informées et indignées augmente. 
Mais au lieu de perdre du temps à juger des consommateurs plus ou moins conscients morts depuis deux ou trois siècles, on peut lire la liste des entreprises exploitant le travail des Ouïgours (ici et ) et en tirer des conclusions pratiques.

L’exposition met en avant la figure de Bernardin de Saint-Pierre, écrivain né au Havre, dont le roman Paul et Virginie met en scène des esclaves de façon stéréotypée mais positive. Il raconte également la réalité de la vie des esclaves dans les plantations. Ce roman à succès a ainsi participé à l’information du grand public.
Illustration pour Paul et Virginie, dessin de Schall et gravure de Descourtis (Le Havre BM).

Nous découvrons également Marie Le Masson Le Golft, femme de lettres du Havre et de Rouen, naturaliste, militante pour les droits des femmes et pour l'abolition de l'esclavage.

À gauche, une carte à jouer pour un jeu de piquet de 1793 (BNF). La figure de l'égalité est symbolisée par un homme noir assis sur un sac de café.
À droite, reproduction d'un tableau de Guillaume Guillon-Lethière, Le Serment des ancêtres (1822, conservé à Port-au-Prince). Guillon-Lethière est né à la Guadeloupe. Son père est blanc et notaire et sa mère, esclave puis affranchie. Il suit l'enseignement de l'école de dessin à Rouen au XVIIIe siècle, fonde à Paris une école de dessin ouverte aux femmes (en pleine Révolution), dirige l'Académie de France à Rome et poursuit une carrière académique de peintre d'histoire parisien.

J’ai trouvé intéressante la façon dont l’exposition présente ainsi l’envers du joli XVIIIe siècle et montre ce que recouvraient ces si ravissantes porcelaines et cotonnades (ah ! les robes blanches des romans de Jane Austen !). L'exposition complète utilement l’accrochage du château de Nantes qui met l'accent sur les conditions de capture, achat, transport, vente et vie des esclaves.
Photographie de Nicola Lo Calzo (2011 privé)

L'exposition Esclavage, mémoires normandes se tient au Havre, à Rouen et à Honfleur (j'ai seulement visité les volets du Havre et de Rouen) :
  • Au Havre, au musée Dubocage de Bléville : Fortunes et servitudes. Une petite exposition qui sera utilement complétée par la visite de la Maison de l'Armateur (pour laquelle il vaut mieux réserver ou téléphoner, car le nombre de personnes y est limité).
  • À Rouen, au musée de la Corderie de Vallois : Rouen, l'envers d'une prospérité. Je vous conseille la visite de la corderie, vous verrez fonctionner les machines du XIXe siècle, à l'énergie hydraulique. Et l'exposition est à l'étage.
  • À Honfleur, au musée Eugène Boudin, pour le volet D'une terre à l'autre.
Un catalogue est paru. Qui a dit que je ne l'achèterais pas ?

Je reviens d'un séjour de deux semaines en Normandie. J'ai vu beaucoup de belles choses et je vous en montrerai les photographies cet automne. En attendant, nous reprendrons notre circuit touristique dès la semaine prochaine, avec un billet francilien.


6 commentaires:

keisha a dit…

Un mine d'informations et de réflexions...
J'ai vérifié pour le comptoir au Liberia, et ... incroyable, 1364!
La blaude s'appelle biaude dans mon coin (plus trop usité, évidemment)
Les perles de Murano se baladent encor en Afrique de l'ouest, j'en ai rapporté...

nathalie a dit…

Oui c'est très riche, cela touche à plein de sujets que l'on connaît, mais d'une façon nouvelle. Ce genre d'expo contribue nous ouvrir les yeux et à n nous oxygéner le cerveau.

Dominique a dit…

C'est bien que les musées fleurissent de plus en plus sur le passé colonial, une bonne et belle façon de rapeller à tous ce que l'homme est capable de faire

miriam a dit…

Il faut que j'aille y faire un tour. en revenant de Guadeloupe c'est en plein dans mes intérêts actuels (je suis dans la biographie de Toussaint Louverture). Cela dure jusqu'à quand?

nathalie a dit…

10 novembre. Tu peux cliquer sur les trois liens des trois expos pour en savoir plus.

nathalie a dit…

Oui, cela vient progressivement et cela intéresse les gens, c'est vraiment très positif.