En ce moment se tient à Paris, au Mémorial de la Shoah, une exposition sur la musique dans les camps nazis.
Elle traite de tous les aspects de la musique dans les différents camps qui ont été administrés par les nazis de 1933 à leur fin et elle est extrêmement bien faite, avec beaucoup de témoignages et d'extraits sonores.
Il y a les instruments. Parmi les prisonniers politiques se trouvaient des musiciens qui ont pu se faire envoyer leur instrument. Mais aussi des instruments fabriqués dans les camps, ou commandés par l’administration du camp avec l’argent des prisonniers, ou confisqués à d’autres prisonniers.
Cette contrebasse a été fabriquée à Mauthausen en 1942. |
Il y a les musiciens. Plusieurs témoignages expliquent la formation des orchestres. En faire partie pouvait permettre d’être moins exposé aux travaux forcés, une protection très relative, mais un enjeu essentiel pour la survie. On comprend que tous les musiciens, hélas, n’ont pas pu être retenus dans ces orchestres, il y avait une véritable concurrence et d’étranges auditions.
La constitution des orchestres est aussi destinée à la propagande extérieure, comme à La Croix rouge, pour faire croire à une vie vaguement normale.
L'expo fait état de la concurrence entre les dirigeants des camps, chacun voulant son orchestre (et Auschwitz remportant la palme du plus grand orchestre).
Après l'invasion de la Yougoslavie, les uniformes de la Garde royale yougoslave se retrouvent aux mains de la Wehrmacht. Certains d'entre eux ont servi à équiper les musiciens de l'orchestre de Buchenwald (on voit le "T" et le numéro du prisonnier). Il faut imaginer les prisonniers squelettiques, mais quand même protégés du froid par ces étranges vêtements.
Il y a les usages de la musique.
La musique utilisée pour faire marcher au pas les prisonniers et les compter. La musique comme outil de coercition. Primo Levi le raconte très bien dans Si c’est un homme.
« Une douzaine de motifs seulement, qui se répètent tous les jours, matin et soir : des marches et des chansons populaires chères aux cœurs allemands. Elles sont gravées dans notre esprit et seront bien la dernière chose du Lager que nous oublierons ; car elles sont la voix du Lager, l’expression sensible de sa folie géométrique, de la détermination avec laquelle des hommes entreprirent de nous anéantir, de nous détruire en tant qu’hommes avant de nous faire mourir lentement.
Quand cette musique éclate, nous savons que nos camarades, dehors dans le brouillard, se mettent en marche comme des automates ; leurs âmes sont mortes et c’est la musique qui les pousse en avant comme le vent les feuilles sèches, et leur tient lieu de volonté. Car ils n’ont plus de volonté : chaque pulsation est un pas, une contraction automatique de leurs muscles inertes. »
Fac-similé d'un dessin de Kościelniak Mieczysław, Retour du travail, Auschwitz-Birkenau 1950.
La musique comme moyen de torture.
Les témoins rapportent que le chant Es geht alles vorüber, es geht alles vorbei (Tout passe, tout s'en va) a été diffusé par hauts-parleurs pour couvrir les cris des victimes lors des fusillades au camp de Majdanek en novembre 1943.
Sur la photo, déambulation de Hans Bonarewitz, prisonnier repris après une tentative d'évasion, à Mauthausen. Les nazis organisent un cortège et mettent en scène son exécution : Bonarewitz est ligoté sur un chariot à roulette, promené dans tout le camp, accompagné par un orchestre sommé dejouer J'attendrai et précédé par un détenu affublé d'un faux képi.
Fac-similé d'une lithographie de 1948 d'Hans Sørensen, L'orchestre de Neuengamme joue Alte Kameraden pendant une exécution en 1945.
En revanche, contrairement à ce qu'on peut lire ou entendre, l'utilisation de la musique dans les chambres à gaz n'a jamais été prouvée.
Il y aussi la musique pour distraire les nazis (grande musique classique, airs d’opérette, romances sentimentales). D'ailleurs il y avait aussi des petites fanfares de gardiens nazis.
Et la musique pour distraire les prisonniers et les aider moralement.
Par exemple Kartoszki (Patates) composée par Jan Vala, un artiste de cabaret tchèque, en 1942 à Sachsenhausen :
Chacun pense en rêve à un poulet tendre et gras,
À un rôti d'oie, à une grosse côtelette de porc,
Un café au lait avec de la crème,
Une tarte aux pommes douce et moelleuse !
Quand j'y pense, j'ai envie de pleurer...
Mais je reste ferme, donnez-moi juste le reste !
Kartoszki, Kartoszki, tout le monde les aime !
Kartoszki, Kartoszki, elles plaisent à tous les hommes.
Le lundi et le mardi, ça n'a pas d'importance,
Mais seulement sept fois par semaine.
Un petit faible pour cette reprise du succès d'Aristide Bruant, créé par Pierre Gros, au Noël de 1944, au camp de Leipzig-Thekla (annexe de Buchenwald) - vous pouvez cliquer et agrandir la photo.
Je découvre ces étranges hymnes des camps.
Le tout premier. En 1933, après un épisode particulièrement violent au camp de Börgermoor, le détenu Langhoff et deux codétenus composent le Börgermoorlied (connu en France sous le titre de Chant des marais), qui connaît grand succès chez les prisonniers et chez les gardiens. Des partitions sont copiées et diffusées dans tous les autres camps.
Loin vers l'infini s'étendent
De grands prés marécageux.
Et là-bas nul oiseau ne chante
Sur les arbres secs et creux.
Fin 1938, le commandant adjoint de Buchenwald ordonne à des prisonniers la composition d'un hymne pour son propre camp. Le chant porte un message d'espoir et de libération, mais le commandant impose des heures de répétition et un apprentissage par coeur après l'appel du soir aux hommes éreintés.
Paroles de Fritz Löhner-Beda, Buchenwaldlieder
Quand le jour s'éveille, que le soleil rit,
Les colonnes partent vers le labeur quotidien
Dans le morne matin.
La forêt est noire, le ciel est rouge,
Nous avons dans notre sac
Un petit morceau de pain
Et dans le coeur, dans le coeur, nos soucis.
Ô Buchenwald, je ne peux pas t'oublier,
Car tu es mon destin.
Qui te quitte, peut seul mesurer
Combien la liberté est merveilleuse !
(...) viendra le jour où nous serons libres !
Fac-similé d'un carnet de chansons ouvert à la page du Buchenwaldlied, rédigé en 1942 au camp de Sachsenhausen.
Elle se tient jusqu'au 25 février, au Mémorial de la Shoah, au cœur du Marais à Paris. Le lieu est gratuit. Il y a tout un site "Découvrir l'exposition" si vous ne pouvez pas y aller et si vous voulez accéder aux différents documents.
Heu je suis assez sidérée, là. Une expo très complète on dirait mais faut s'accrocher, non?
RépondreSupprimerJ'ai vu très récemment un documentaire sur France 5 consacré à Francesco Lotoro, un pianiste dont la quête consiste à retrouver les partitions de musique composées dans les camps de concentration. Les supports sont très variable. On faisait avec les moyens du bord.
RépondreSupprimerjai encore en tête ma visite du camp de Terezin où la musique était là aussi omniprésente
RépondreSupprimerC'est difficile de relire ça et de se souvenir aujourd'hui
une expo utile et il en faut pour ne pas oublier
@Keisha : j'avoue qu'à la fin quand un monsieur chante une berceuse pour son enfant qui a été tué, j'ai craqué. Le sujet est sidérant.
RépondreSupprimer@JeLisJeBlogue : Oui, il y avait d'ailleurs des partitions dans l'exposition sur du papier récupéré. Une économie de la rareté.
@Dominique : Une section de l'expo était consacrée à Terezein, mais également Drancy, Les Milles... oui c'est très intéressant.
J'aurais craqué pareil.
RépondreSupprimerTu as aussi cela
https://www.youtube.com/watch?v=2I1El7G_Fv0
le sujet de l'exposition est passionnant... mais il doit en effet falloir s'accrocher!
RépondreSupprimer@Keisha : quel chant d'une grande beauté !
RépondreSupprimer@eimelle : L'entrée par la musique est un peu moins éprouvante au début, surtout qu'on lit des choses très étonnantes, mais pfiouuu, les témoignages s'accumulent.
Au festival d'Avignon( mais je ne l'ai pas vu) il y avait un opéra composée dans un camp de concentration par des femmes.
RépondreSupprimer@ClaudiaLucia : c'est peut-être une opérette à Ravensbrück de Germaine Million, je l'ai achetée en texte, mais je ne l'ai pas encore lue.
RépondreSupprimerIl y a le très bon roman de Josef Bor, Le requiem de Terezin, sur ce thème. L'expo, évidemment, est plus complète. Quelle bonne idée que ce thème, même si c'est sans doute assez douloureux oui...
RépondreSupprimer@Ingannmic : Il y a beaucoup de choses sur Terezin qui rassemblait plusieurs artistes, mais c'est vrai que l'originalité de l'expo était son ampleur, tous les camps, tous les aspects du sujet, montrant bien que la musique, comme tous les autres aspects de la vie, sont appropriés au service du totalitarisme et de la terreur.
RépondreSupprimerOh, j'étais à Paris récemment, si j'avais lu ton article (très riche, merci) à temps je serais allée voir cette expo. Je vais devoir me contenter de visiter le site.
RépondreSupprimerTa première image évoque Mauthausen, ce qui me fait penser que je suis en train de lire L'imposteur, de Javier Cercas (c'est mon premier Cercas). Tu l'as bien évidemment aussi lu, je te rejoins sur certaines répétitions - le livre était peut-être conçu au départ comme une série d'articles? Je me demande si, plus tard dans le livre, il évoquera la réaction des publics (notamment scolaires) qui apprennent que le "témoin privilégié" a en fait berné un peu tout le monde.
@Passage : heureusement le site est très riche et rassemble tous les extraits musicaux je pense, même si c'est toujours un peu différent que de plonger dans une exposition durant un temps clos.
RépondreSupprimerQuant à Cercas, je ne pense pas qu'il s'agit d'articles. C'est à la fois une question de style et de méthode, il revient sans cesse sur une personne, un détail, et plus encore sur une phrase, qu'il décortique et qu'il cite jusqu'à l'user. C'est ainsi qu'il avance. Cela peut être agaçant mais il en fait du grand art.