La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 1 février 2024

La notion même d’un individu porteur de droits opposables à l’État était inconcevable.

 


Philippe Sands, Retour à Lemberg, parution originale 2016, traduit de l’anglais par Astrid Von Busekist.

 

L’auteur, spécialiste de droit international, est invité à Lviv (aujourd’hui en Ukraine) pour donner une conférence. L’occasion pour lui de visiter certains lieux où a vécu son grand-père Léon avant la Seconde guerre mondiale. L’occasion aussi de réaliser que deux théoriciens du droit international, dont les concepts ont été appliqués par le Tribunal de Nuremberg, ont étudié le droit à Lviv (qui s’appelait alors Lemberg) à la même époque. Que ce soit Léon ou ces deux juristes, toute leur famille, juive, a été exterminée.


Au fond du sac, j’ai trouvé un paquet de tissus jaunes, des petits bouts découpés en carrés et dont les bords étaient effilochés. Une étoile de David noire était imprimée sur chacun d’entre eux, le mot « Juif » au centre. Il y en avait quarante-trois, tous en excellent état, jamais utilisés, prêts à être distribués et portés.


Il est difficile de dire ce que raconte le livre. Sands s’attache tout à la fois à reconstituer la vie de son grand-père à Lviv et à Vienne, sa fuite avec femme et enfant, et leur existence dans le Paris de l’Occupation, mais aussi l’existence de Lauterpacht, créateur du concept de crime contre l’humanité, avec sa vie à Lviv et son installation en Angleterre, avec son poste à Cambridge, et celle de Lemkin, inventeur du concept de génocide, avec sa vie Lviv et sa fuite (incroyable) aux États-Unis en 1941. Il y a aussi la façon dont Hans Frank, Gouverneur général de Pologne pour le Reich, organisa la tuerie de tous les juifs de la région. Il raconte également les acquis, si l’on veut, juridiques, de Nuremberg.


À Zhovkva, à mille six cents kilomètres à l’est de Paris, une femme qui a vécu dans la rue où Malke est née m’a fait un récit différent des événements de 1939. Âgée de quatre-vingt-dix ans, Olga avait seize ans lorsque les Allemands sont arrivés en septembre 1939. Pendant qu’elle cuisinait une grosse portion de choux, enveloppée de plusieurs étoles colorées la protégeant du froid d’automne, elle m’a livrée avec précision un témoignage de première main de l’occupation de la Pologne.


C’est un sacré parcours.

Ce gros livre, pas très évident à présenter, se lit étonnamment bien, grâce à l’alternance de chapitres et au recours à de nombreux témoins (notamment les descendants de tous ces personnages). La thèse selon laquelle Lemberg, par sa position dans l’empire Austro-Hongrois, devenue ukrainienne, puis polonaise, puis soviétique, a suscité chez les juristes la possibilité de s’interroger sur les rapports juridiques entre un État et ses minorités, est affirmée avec discrétion. Sands évite au maximum d’exprimer un jugement trop partial, même si sa position est perceptible.

Quant au volet Léon, j’apprécie ses interrogations. Au fond, un survivant peut aussi avoir des secrets de famille bien ordinaires à cacher et l’auteur finit par les dénicher, sans voyeurisme.


De manière tout à fait surprenante, aucun traité ne pouvait empêcher la Turquie de faire ce qu’elle avait fait : tuer ses propres citoyens. La souveraineté n’était pas un vain mot, elle était totale et absolue.


Jusqu’à présent, je ne m’étais jamais vraiment interrogée sur la distinction entre « crime contre l’humanité » et « génocide », le second étant à la fois inclus dans le premier et intégrant également d’autres critères que ceux de la violence physique, comme tous les actes visant à faire disparaître l’histoire et la culture d’un peuple. J’avais vaguement idée que les deux notions étaient apparues au moment de Nuremberg et puis c’est tout. Sands montre très bien la différence entre ces deux notions, l’un traitant du crime qu’un État commet contre des individus et l’autre contre des groupes identifiés. Auparavant, il n’existait pas d’instrument juridique pouvant empêcher (ou du moins punir a posteriori) un État de faire ce qu’il voulait de ses habitants.

Sands montre que les idées ne sortent pas du néant. Elles sont élaborées par des individus précis, qui ont eu des enseignants, des lectures, des rencontres, qui ont vécu en des lieux et des époques précis, qui les publient, qui en débattent, qui réfutent les arguments et affutent leur pensée, qui font jouer leurs relations pour qu’elles trouvent une application concrète – le développement de la notion de génocide était loin d’aller de soi en 1945.



Rockwell, Les Nations Unies, étude, 1953, Stockbridge NR museum 

Je note l’insertion de photographies dans le texte. Sands a forcément lu Sebald, ainsi que, je pense, Mendelsohn. Pour ces descendants cherchant des traces, pour ces familles qui ont tout perdu, les rares photographies sont incroyablement précieuses, étudiées dans leur moindre détail.

 

Des affaires concernant l’ex-Yougoslavie et le Rwanda ont ensuite trouvé le chemin de mon bureau à Londres. D’autres ont suivi, relatives au Congo, à la Libye, à l’Afghanistan, à la Tchétchénie, à l’Iran, à la Syrie et au Liban, à la Sierra Leone, à Guantánamo et à l’Irak. La longue et triste liste reflétait l’échec des bonnes intentions pourtant exprimées dans la salle d’audience 600 de Nuremberg.

 

Les juges doivent s’assurer que « la force du droit international, ses prescriptions, ses défenses, et surtout ses sanctions » sont « au service de la Paix, de sorte que les hommes et les femmes de bonne volonté, dans tous les pays, puissent avoir la permission de vivre sans en demander l’autorisation à quiconque, sous la protection du droit. »

Paroles de Jackson, procureur en chef pour les États-Unis au Tribunal de Nuremberg.

 

Sands a accordé un entretien très intéressant à Emmanuel Laurentin, si vous voulez l’écouter.

Il est aussi l’auteur d’un podcast en 10 épisodes, La Filière. Sands essaie de reconstituer la fuite et la vie d’un haut officier de la SS après la guerre. Les premières 15 minutes sont un peu confuses, mais ensuite le rythme devient tout à fait palpitant. Il y a des nazis bien sûr, mais aussi le Vatican et la CIA, Cinecittà et John Le Carré ! J’apprécie particulièrement les entretiens que Sands mène avec les enfants des personnes qui l’intéressant, on sent beaucoup d’humanité chez lui. Les deux derniers épisodes sont tout à fait bouleversants.

 

Le billet de Passage à l’Est.

Un livre qui aurait pu faire partie d'une semaine consacrée à l'Holocauste.



 

6 commentaires:

keisha a dit…

Evidemment ce livre m'a passionnée (et j'avoue un faible quand il y a des photos reproduites ^_^)
Récemment j'ai lu La filière, je note donc ce podcast. Mon billet arrivera un jour, mais j'avoue que j'ai eu du mal à éprouver grosse sympathie pour le couple de nazis... Mais c'est à connaître quand même;

keisha a dit…

Ha ben zut je n'ai pas écrit de billet...

Dominique a dit…

un livre vraiment intéressant
les personnes cités ne sont pas toujours sympathiques mais d'une efficacité redoutable et c'est réjouissant

nathalie a dit…

@Keisha : c'est un livre un peu difficile à saisir, j'avoue que je me suis demandée par quel bout le prendre.
Je ne pense pas lire La Filière, mais je trouve que le podcast est sensible et équilibré, avec des faits bien posés clairement.

@Dominique : oui ce livre est passionnant, très riche.

miriam a dit…

un livre passionnant et qui garde malheureusement toute son actualité
https://netsdevoyages.car.blog/2021/10/13/retour-a-lemberg-philippe-sands/

nathalie a dit…

@miriam oh mais je vois dans les commentaires à ton article qu'il y a eu plusieurs lectrices pour ce livre. Il le mérite. Il est vraiment très intéressant !