La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 19 mars 2024

Et notre rôle, c’était de vivre pour rentrer chez nous.

 


Mario Rigoni Stern, Retour sur le Don, parution originale 1973, traduit de l’italien par Marie-Hélène Angelini, édité en France aux Belles Lettres.

 

Le premier texte raconte la bataille de Nikolaïevka, de janvier 1943, quand des chasseurs alpins italiens, sont décimés en quelques heures par l’armée russe, quelque part sur le Don. Les autres textes racontent l’interminable retraite italienne, à pied, pendant l’hiver 1942 et 1943, dans la neige, la longue marche vers l’ouest, en suivant les panneaux qui indiquent la bonne direction. La faim, le froid, la fatigue, les blessures, les copains morts, les paysans russes qui se terrent, avec une histoire qui pourrait être dans un roman de Balzac sur la retraite de Russie. Il y a aussi l’histoire des juifs parqués dans une ancienne scierie dans un village des montagnes italiennes, leur intégration dans le village, et puis leur fuite et leur disparition à l’arrivée des Allemands. Et l’histoire d’un garçon « de chez nous », parti rejoindre les partisans, dont on recherche le corps sur une falaise. Et le dernier texte prend place en 1973 : Rigoni est à la retraite et entreprend un long voyage sur le Don, pour retrouver les lieux où ses amis sont morts, et rappeler inlassablement leurs noms.


Nous nous sentions très désorientés, presque abandonnés après cette folle bataille, incroyable, d’où nous étions sortis vivants en si petit nombre. Nous parlions encore à voix basse entre nous ; tout, alentour, semblait vide, démesurément vaste. Non que nous ne voyions pas de villages, de fleuves ou de terres cultivées, mais trop de morts nous hantaient.


Je fus envoyé en reconnaissance avec mon escouade, mais il n’y avait vraiment rien à reconnaître : tout était pareil et, mis à part les perdrix grises qui s’envolaient bruyamment à notre approche circonspecte, nous ne vîmes aucun être vivant.


Petit point histoire : la Seconde guerre mondiale italienne n’a pas le même calendrier que la nôtre. L’Italie alliée à l’Allemagne combat la Russie, mais suite au débarquement Allié en Sicile, signe un armistice en 1943. L’Allemagne envahit alors l’Italie et l’armée italienne se scinde, entre soldats se battant aux côtés de l’Allemagne et soldats internés de force, sans parler des partisans.

Ceci étant dit, l’auteur ne se préoccupe pas de géopolitique ni des enjeux de la guerre. Il se situe au niveau des hommes, de ceux qui meurent, se traînent dans la neige, veulent rentrer à la maison, se cachent, ne disent rien, mais se débrouillent. Une histoire de soldats et d’êtres humains, de patates confiées à de pauvres hères. Sur ce plan, le volume est très proche du Lieutenant dans la neige. L’ajout de deux textes se plaçant en Italie, pendant la guerre, élargit le point de vue, rappelant la vie des villages.

Plus que tout, il est question des individus, simples et ordinaires. Ne pas les oublier, rappeler leurs noms, retrouver le lieu de leur mort, se rappeler d’eux vivants.


Bien des années se sont écoulées. Les souvenirs se perdent dans des terres lointaines ; les visages se confondent, s’estompent dans des tourmentes de neige, des camps de concentration, des pistes boueuses, ou entre des lueurs d’incendies, des explosions, des rafales. Tous avaient une manière d’être bien à eux : je la retrouve chaque fois que, pendant l’hiver de mes montagnes, je marche dans les bois en pensant à eux ; mais il y en a peu que j’arrive à me rappeler morts.


Ex-voto Notre-Dame-du-Peuple à Draguignan


Et puis il y a ce dernier texte, ce retour sur le Don. Que Rigoni ne fasse pas la différence entre l’Ukraine et la Russie, soit. On est en 1973. Le régime soviétique s’est assoupli, on laisse entrer les étrangers, mais évidemment personne ne va exprimer son « ukrainité » à ce moment-là. Je comprends aussi que l’auteur ne commente pas la surveillance subtile dont il fait l’objet. Je me demande si Rigoni voit vraiment le pays qu’il traverse durant d’interminables heures de voiture. Il est plongé dans ce passé presque oublié. Le paysage, les maisons, la ligne des collines, les gens, il semble uniquement voir la réalité de 1943. C’est assez perturbant et gênant, comme si rien ne l’intéressait, comme s’il n’était pas revenu de là-bas.

Et puis moi, je lis ça, deux ans jour pour jour après l’invasion de l’Ukraine par la Russie et les noms de lieu me sont malheureusement devenus familiers. Parce qu’en 1973, la chape du soviétisme faisait croire au calme revenu après la guerre, à l’apaisement des esprits après les combats, mais qu’il s’agissait d’une illusion.

  

Voilà, je suis rentré chez moi encore une fois, mais maintenant je sais que là-bas, l’espace entre le Donetz et le Don est devenu l’endroit le plus tranquille du monde. Il y règne une grande paix, un grand silence, une douceur infinie.

Ma fenêtre encadre des bois et des montagnes, mais très loin, au-delà des Alpes, des plaines, des grands fleuves, je vois toujours ces villages et ces plaines où dorment dans leur paix nos camarades qui ne sont pas revenus dans leurs foyers.

Et ça se finit comme ça.


Je comprends l’irrépressible besoin d’apaisement de l’ancien soldat, traumatisé par tout ce qu’il a vécu, mais on ne peut pas s’empêcher qu’il prend pour du calme ce qui n’est que l’immobilité de la glace.

 

Rigoni sur le blog :


4 commentaires:

keisha a dit…

Je lirais plutôt ses livres plus 'nature', le seul que j'ai lu m'a plu.

nathalie a dit…

@Keisha : Le Sergent dans la neige est très bien, mais je comprends que tu tournes plutôt vers les Abeilles et le récit de la montagne.

Passage à l'Est! a dit…

J'aime bien ce que tu dis sur le "calendrier" italien de la guerre; finalement je suppose qu'il y a peu de pays où les grands temps de la guerre ont été les mêmes. On pourrait y rajouter qu'il y a aussi une géographie spécifique: en ce qui concerne le Don, c'est une géographie partagée avec la Hongrie qui y a aussi perdu beaucoup de vies.
En tout cas il faut vraiment que je me mette à lire Rigoni Stern, celui-ci ou un autre.

nathalie a dit…

@Passage : Chaque pays a ses spécificités, mais il existe des similitudes entre pays alliés. Là le débarquement coïncide avec l'invasion de l'Allemagne et la fin du régime, je pense que tous les Français soient vraiment au courant.
Si tu veux, avec Je lis je blogue on fait une LC (sans doute début juillet).