Frédéric Jacquin, Marseille malade de la peste 1720-1723, 2023 aux PUF.
L’histoire est connue. Encore que.
Jacquin publie ici deux textes qui ont été rédigés a posteriori par deux contemporains des événements, le religieux Paul Giraud et le négociant Pierre-Honoré Roux. Leur lecture est saisissante. Si l’on trouve ici les morceaux connus, la lecture de la chronique jour par jour est éprouvante (oui, on peut mal dormir). Je note, parmi les originalités de ces récits, tout d’abord la chronologie puisque nos auteurs traitent également de la rechute de la peste en 1722 et vont jusqu’à sa fin déclarée en 1723, et la géographie ensuite, puisque tous deux parlent de la façon dont l’épidémie se répand dans ce qui est alors le « terroir » (aujourd’hui, les quartiers excentrés de Marseille) et dans la Provence, sans se cantonner aux rues jonchées de cadavres.
Le 26 juillet 1720.
Ils supprimèrent la procession de la Ste Vierge du Carmel, appréhendant que des gens pestiférés ne se jetassent dans la foule. Il ne s’agissait donc plus que d’ouvrir les yeux au peuple, mais on ne jugea jamais à propos de publier la peste et de dire, ouvertement : sauve qui pourra. Ce trop grand ménagement fut dans la suite très pernicieux et causa la perte d’un nombre infini de personnes.
Les deux textes mettent l’accent sur les efforts ininterrompus des échevins (alors que tous les « gentilshommes » se sont rapidement enfouis) (et que certains ordres religieux se sont soigneusement enfermés) (mais pas tous) pour rassembler les cadavres, ouvrir des hôpitaux, approvisionner la ville qui a presque été autant menacée par la famine que par la maladie, faire régner un semblant d’ordre public, alors même que toute l’administration était soit morte soit enfuie (tout comme les commerçants).
Le 28 juillet 1720.
Les uns l’appelaient peste, les autres lui donnaient un autre nom. Cette variété d’opinions suspendait toujours plus les esprits entre la crainte et l’espérance, à mesure que toutes les affaires cessaient, que le commerce s’interdisait d’un jour à l’autre. On ne s’entretenait plus que de la maladie. Toutes les conversations ne roulaient que là-dessus. C’était la gazette du temps. Chacun était attentif à tout ce qui se passait. Au bout du compte, on s’étourdissait et on ne savait à quoi s’en tenir.
Je note un fort effet de lecture. S’il n’y avait pas eu la pandémie de covid-19, nous lirions la plupart de ces pages en nous disant : « Oh la la, ces gens du XVIIIe, ils ne sont pas rationnels, pas organisés, pas efficaces, etc. » Sauf que nous avons vécu ces semaines de février 2020 où l’Italie était cruellement touchée par la maladie et où nous l’avons regardée, en attendant que les morts envahissent les morgues et où les hôpitaux débordent pour réagir plus intelligemment qu’en fermant la frontière, nous avons vécu ces décisions arbitraires et autoritaires (en 1720 aussi, la maladie a permis au pouvoir central de mettre en place des pouvoirs de police exceptionnels), ces discussions absconses pour savoir si une librairie était plus essentielle qu’un fleuriste (et si l’on avait suivi le représentant du Régent et du Roi à Marseille, je crois qu’on aurait interdit toutes les messes), nous avons vécu la difficile décontamination. Il y a beaucoup de choses qui n’ont pas tellement changé.
C’est un exemple concret où les conditions de lecture ont un impact direct sur la compréhension d’un texte et sur l’appréhension d’un témoignage. Un cas intéressant pour les historiens.
Le 31 juillet 1720.
Le même jour, la chambre des vacations du Parlement d’Aix fit arrêt, déclara la ville de Marseille suspecte, défendit sous peine de la vie à tous ses habitants de passer au-delà des limites de leur terroir et à tous ses habitants de passer au-delà des limites de leur terroir et à tous les habitants des villes, bourgs, villages et autres lieux de Provence d’y venir et de communiquer avec eux sous quel prétexte que ce fut.
Il y a le récit des quartiers bouclés, des interdictions de circuler, des distributions de nourriture, la lenteur de la prise de conscience initiale, les étrangers bloqués sans pouvoir rentrer chez eux, la ville coupée du monde pendant des mois, les curés qui disent la messe sur le parvis des églises, le silence de la ville quand tout s’arrête (les cloches, le commerce, les navires, les métiers), le retour des blanchisseuses après le pic des morts, le chômage.
C’est loin de se lire comme un roman, mais c’est instructif.
Le 25 (août), il ne fut plus question de dissimuler et de s’étourdir sur la nature du mal. Les esprits forts furent consternés comme les plus faibles. La terreur et l’épouvante saisirent tout le monde ; ce n’était plus que des jours deuil, de larmes, de tristesse et d’angoisse. Ces jours d’ennui et de l’alarmes étaient toujours trop longues et les nuits ne portaient que l’horreur et la crainte. On ne pouvait plus enlever journellement les cadavres parce que la plupart des corbeaux (noms des gens qui enlèvent les corps) étaient morts ou mourants.
Le 29 (août), quel qu’effort que l’on ait fait le jour précédent pour enlever tous les corps morts qui s’étaient trouvés dans les rues, il en était resté un grand nombre dans les maisons. Il mourut plus de mille personnes pendant la nuit. À la pointe du jour, toutes les rues en furent couvertes. (…) Les vapeurs malignes qui sortaient des maisons où il y avait des cadavres pourris, celles qui s’élevaient de toutes les rues pleines de matelas, de couvertures, de linges, de haillons et toute sorte d’ordures qui croupissaient depuis quelque temps, l’odeur puante et cadavéreuse des morts et des malades qui remplissaient le pavé, donné lieu d’appréhender que l’air même ne devint contagieux.
Proclamation à l'occasion de la Saint-Roch, août 1720. |
Le 15 janvier 1721.
Comme chaque jour était marqué de quelque nouvelle ordonnance, il y avait presque autant de variation dans le gouvernement que dans la maladie.
(ça on connaît)
Quoique les ouvriers fussent déjà en grand nombre, ils changeaient pourtant les habitants, ils se faisaient surpayer. Les maçons gagnaient un écu par jour, les manœuvres vingt-cinq sols. Les paysans en gagnaient tout autant à bêcher la terre. La cherté étonnante de toutes les denrées et de toute sorte de marchandise causait en partie ce dérangement.
Fin du journal de la peste.
À l'occasion d'une exposition d'archives et de peintures, j'ai commis un grand article sur le sujet.
Jeudi il sera encore question de la peste.
Je retiens ceci
RépondreSupprimer"C’est un exemple concret où les conditions de lecture ont un impact direct sur la compréhension d’un texte et sur l’appréhension d’un témoignage. Un cas intéressant pour les historiens."
Excellemment bien vu, en effet. On la ramène moins, quoi.
De quoi faire relativiser notre confortable confinement... et en effet, ce n'est pas très réjouissant comme lecture, mais je suis très tentée !
RépondreSupprimerTrès intéressant. Les extraits que tu cites sont effectivement saisissants tant ils nous rappellent des évènements connus.
RépondreSupprimer@Keisha : oui c'est un peu le propos. Et on peut élargir la réflexion sur la façon de considérer les témoignages pour les historiens, entre méfiance et confiance.
RépondreSupprimer@Ingannmic : c'est une lecture ardue (une chronique jour par jour) et le début de l'épidémie avec les cadavres qui s'accumulent est un peu difficile à supporter, mais voilà !
@JeLis : oui et je ne force pas le texte.
j'ai lu plusieurs livres essais ou romans sur la peste, cela reste un sujet qui depuis 2020 a repris de l'épaisseur
RépondreSupprimer@Dominique : oui étonnant retour du passé.
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