En mai 2020 ou 2021, on ne sait plus, heureuse de la liberté retrouvée, je m’étais précipitée sur le programme des expositions des musées marseillais. Las. À Marseille, les historiens et les conservateurs préparaient, j’imagine depuis un certain temps, tout un programme consacré à… la peste de 1720. Bon. Sur le moment, cela ne m’avait guère fait envie.
Et puis finalement… mea culpa j’y suis allée. Et j’ai bien eu raison, car les expositions sont très intéressantes.
Depuis la plus haute Antiquité, n’est-ce-pas, les épidémies se propagent. Après la peste du XIVe siècle, tous les ports de la Méditerranée mettent en place un système de quarantaine. À Marseille, il y a un grand lazaret à Arenc, mais aussi d’autres sur les îles. Un système plutôt strict et efficace, puisqu’en dépit de plusieurs malades signalés, il a failli une seule fois… en 1720.
Vous connaissez désormais l’histoire. Un bateau, Le Grand Saint Antoine, chargé d’indiennes et de soieries qu’il fallait décharger rapidement pour les vendre à la foire de Beaucaire. Les tissus appartenaient pour partie à l’un des échevins de la Ville, Jean-Baptiste Estelle (qui ensuite a eu un comportement exemplaire pendant l’épidémie, s’occupant d’évacuer les morts et de ravitailler la ville). On voit dans l'exposition le fameux registre tout raturé et corrigé qui témoigne du poids des affaires économiques sur les questions sanitaires. La quarantaine n’est pas respectée. Les tissus sont sortis clandestinement du lazaret. Nous savons aujourd’hui que la puce du rat, porteuse de la peste, se trouvait dans les tissus. À partir du mois de juin, les morts se succèdent. Et à l'époque, il n'y a aucun traitement.
Michel Serre, Vue de l'Hôtel de ville pendant la peste de 1720, Marseille BA. On reconnaît l'hôtel de ville bâti d'après le dessin de Puget. Les forçats évacuent les corps sur des charrettes.
À l’été 1720, il est question de 100 morts par jour, puis de 300. La peste se répand dans toute la Provence. Le pouvoir royal se saisit de la situation en septembre, au grand soulagement des autorités locales qui sont complètement dépassées. Les mesures sont drastiques (blocus de la ville, construction du mur de la peste, interdiction de déplacements, achat de blé, etc.) et en hiver la situation se calme.
Il y aura un retour en force de l’épidémie en 1722, et ensuite ce sera fini.
Les noms de deux figures héroïques sont parvenus jusqu’à nous. Celui de l’abbé Belsunce et celui du chevalier Roze.
Monseigneur Belsunce est évêque de Marseille et sur le moment il apporte secours et soutien aux habitants. Il organise une procession pour bénir les fosses communes a posteriori, ce qui a sans doute apporté du réconfort aux survivants de la ville dévastée. Belsunce consacre la ville au Sacré-Cœur lors d’une messe le 1er novembre 1720. La messe a toujours lieu, une fois par an, dans l’église du Prado. Je note que la statue de Belsunce a été cachée par les résistants (les Allemands recherchaient les métaux) pendant la Seconde guerre.
Serre, Vue du Cours pendant la peste de 1720, Marseille BA. Belsunce est au centre de la composition.
Le chevalier Roze est un négociant, anobli, qui symbolise à lui seul l’intervention de l’État : c’est en partie à son initiative que les galériens (à l’époque le bagne ne se trouve pas encore à Toulon) sont réquisitionnés pour ramasser les cadavres dans les rues et les jeter dans de grandes fosses communes. Roze se charge des quartiers les plus touchés par la contagion, où personne ne voulait aller. Les soldats armés fermaient les rues, prêts à tirer sur les forçats qui auraient voulu s’enfuir. Un millier de cadavres sont ramassés, jetés dans une fosse et recouverts de chaux vive. Les noms des galériens, eux, ne nous sont pas parvenus. D’après Wikipedia, sur les 100 forçats mis à disposition de Roze, 5 ont survécu.
Serre, Scène de la peste de 1720: l'épisode de la Tourette (Montpellier, musée Atger). Le 16 septembre, les forçats évacuent les cadavres abandonnés depuis le mois d'août (!!!) sous la direction de Nicolas Roze. Lettre de libération de René Clairet, condamné aux galères et libéré pour avoir servi de "corbeau". Auparavant, les échevins avaient mobilisé les pauvres et les mendiants, puis les paysans, mais à la fin il restaient seulement les bagnards.
Les bastions vidés pour y précipiter les corps et la chaux vive. Les forçats sont reconnaissables sur les tableaux à leur bonnet rouge et ici à leur masque (= un tissu mouillé de vinaigre).
L’épidémie est abondamment documentée dans les archives, mais il faut également compter avec les archéologues. C’est à Marseille que les archéologues français ont appris à travailler sur les sépultures de catastrophe (la même équipe s’est ensuite rendue au Rwanda) et une fosse de 1722 a ainsi été fouillée. L’épave du Grand Saint Antoine a également été fouillée (le navire a été volontairement incendié à la fin de l’année 1720).
D’après Wikipedia : entre 30 000 et 40 000 décès sur 80 000 à 90 000 habitants et entre 90 000 et 120 000 victimes pour toute la Provence.
La mort touche toutes les couches sociales, mais particulièrement les quartiers les plus misérables de la ville, où des familles entières meurent le même jour, rendant impossible l’évacuation des cadavres.
À gauche, la recette du vinaigre des Quatre voleurs. Vous pouvez en lire l'histoire amusante ici. Et vous pouvez en acheter chez le père Blaize.
À droite un billet de santé qui autorise son porteur à circuler.
En 1720, Michel Serres réalise plusieurs tableaux tout à fait impressionnants. Le peintre était sur place et a assisté aux événements. On connaît quelques autres représentations contemporaines, mais l’épisode est à nouveau illustré au XIXesiècle pour mettre en avant l’efficacité de l’action des autorités religieuses et civiles.
Jean-François de Troy, Le Chevalier Roze à la Tourette (1722, Marseille BA). De Troy n'est jamais venu à Marseille, mais il s'inspire de gravures et on reconnaît quelques éléments de la topographie. Il ajoute des allégories dans les airs. Puissantes musculatures des forçats, héros à cheval, très belles couleurs, même si la tableau a été restauré.
À gauche, Monseigneur Belsunce par le baron Gérard (1834). À droite, Le Chevalier Roze par Guérin (1826). Ces tableaux ont été commandés par l'Intendance sanitaire de Marseille pour orner sa salle du Conseil et commémorer l'événement un siècle après.
L’héroïsme du chevalier Roze est indéniable. Un homme de devoir qui a assumé ses responsabilités. J’ai souvenir de quelqu’un ( ?) disant sur France Culture (au printemps 2020 quand le monde entier a redécouvert la peste de Marseille) qu’il n’était jamais descendu de cheval, ce qui l’avait tenu éloigné de la contamination. Sa page Wikipedia indique au contraire qu'il a été atteint, mais qu'il en a réchappé. D'un point de vue "représentation", notons que les tableaux contemporains le représentent à cheval, à la fois peut-être parce que c'est la vérité historique et à à la fois parce que c'est conforme à la représentation du héros militaire et homme d'action. Les tableaux du XIXe siècle mettent l'accent sur le dirigeant donnant l'exemple aux galériens et participant à la mission. Le modèle du grand homme a changé.
Ensuite, la représentation d'une épidémie correspond à la représentation de corps humains nus, sachant que le nu humain constitue un critère essentiel de l’art classique (Guérin et Gérard sont des élèves de David). Il y a évidemment une complaisance dans ces représentations de corps nus entrelacés et abandonnés à eux-mêmes (pensons à ces corps de femme dépoitraillés). En l'occurrence, les peintres du XIXe siècle s'inscrivent explicitement à la suite de Poussin, du tableau de Gros, Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa, et des chairs décomposées du Radeau de la Méduse de Géricault.
Vitraux d’après les dessins d’Henri Pinta (1940-1945, Basilique du Sacré-Cœur de Marseille sur le premier Prado) : Monseigneur de Belsunce consacrant la Ville au Sacré-Coeur de Jésus et Voeu des échevins formulé en 1722 (photos Wikipedia).
Sur le blog, il y a La Peste d'Albert Camus (une lecture de 2018), Le Hussard sur le toit de Jean Giono qui prend le prétexte de l'épidémie de choléra de 1832 (lecture de janvier 2020, bel instinct) et Marie Bryck et ses frères de Laurence Giordano qui raconte l'histoire de deux orphelins au coeur de l'épidémie de 1832.
Les expositions ont lieu : au Musée des beaux-arts (très belles collections, mais toutes petites salles qui ne permettent pas de les présenter correctement) et au Musée d'histoire (super collections, notamment d'Antiquité). Viendez à Marseille !
Ouf j'ai quand même lu le roman de Camus.
RépondreSupprimerOui, cette peste a tué une part importante de la population européenne au 14 m siècle, c'est ça?
En tout cas, une expo sur la peste , belle idée ^_^, même si forcément elle avait été préparée bien avant le COVID, non? Je me suis aussi passionnée avec des livres sur la grippe espagnole.
Alors non la peste de 1720 n'est pas la même que celle du 14e siècle. En Europe, elle s'est limitée à la Provence (et régions limitrophes, Languedoc, Cévennes).
SupprimerOui l'expo devait être prête bien avant. Personne n'imaginait une pandémie pour commémorer les 300 ans de la peste.
j'ai lu deux livres sur la peste et bien entendu tout un tas de roman où la peste a le premier rôle alors je suis tout à fait intéressés par ton billet merci aussi pour l'iconographie qui élargit le propos et l'illustre parfaitement
RépondreSupprimerIl y a un roman de Pagnol qui en parle notamment, mais je ne l'ai pas lu. L'expo du musée des Beaux arts rassemble tous ces tableaux, c'est très intéressant.
SupprimerJusqu'à quand l'exposition? je serai aux environ de Marseille le du 12 au 20 mars, est-ce qu'elle y sera encore?
RépondreSupprimerNon les deux expositions seront terminées à ce moment là (sauf changement de programme, ici tout est possible). Mais moi je serai là normalement, n'hésite pas à faire signe !
SupprimerVenue à Marseille prévue dans 2 semaines à peu près. J'avais envie de voir cette expo, me voilà convaincue.
RépondreSupprimerQu'y a-t-il d'autre à voir à Marseille en ce moment?
Je vais lire Némésis de Philip Roth, qui parle de l'épidémie de polio.
Si j'ai bien compris, l'expo du musée des beaux-arts ne sera pas terminée, mais celle du musée d'histoire le sera (sauf changement).
SupprimerSi tu ne connais pas, il y a le Mucem (le bâtiment en soi est superbe, en ce moment expo sur Salammbo et sur le VIH) et le musée d'histoire et la Vieille Charité et surtout surtout la ville, à arpenter, et les calanques pour les vues à couper le souffle !
la maladie, la politique urbaine, les grands hommes, l'art et la littérature - quel article passionnant, merci!
RépondreSupprimerSi tu lis La fuite extraordinaire de Johannes Ott (Drago Jancar), ça te fera un autre titre "épidémique" à rajouter à ta liste. D'ailleurs, la traduction française a paru en mars 2020.
Ah je note, j’ai déjà croisé son nom d’ailleurs. À lire avec Pagnol.
SupprimerLe 28 février 2021, tu me signalais (en commentaire de mon article sur La fuite...) posséder un exemplaire de Katarina, le paon et le jésuite, du même Jancar!
SupprimerDécidément on ne peut rien te cacher !
SupprimerJ'ai toujours trouvé l'histoire de la peste à Marseille passionnante ! J'ai lu un livre sur le sujet mais je ne me souviens plus du titre. Il faut dire qu'il y a longtemps. Les vestiges du mur de la peste existent toujours.
RépondreSupprimerJe sais qu'il existe des randonnées "mur de la peste" oui, mais je ne l'ai jamais fait.
SupprimerMerci beaucoup pour ce billet très complet, j'ai appris beaucoup de choses en le lisant. J'avais lu davantage sur les épidémies de peste en Europe Centrale qui ont sévi surtout au XIVème siècle mais aussi jusqu'à la fin du XVIIème siècle, et dont témoignent aujourd'hui les "colonnes de la peste". Je viens de lire que le bacille de la peste avait été identifié justement durant cette Grande Peste de 1722.
RépondreSupprimer@Patrice : c'est sans doute la même épidémie qui a ressurgit à Marseille, parce que les études montrent que la peste était endémique (mais contrôlée) dans certaines régions. Tant que les règles de quarantaine étaient appliquées, la France a été épargnée. L'erreur de 1720 a été fatale.
RépondreSupprimerEt c'est le professeur Raoult, qui était alors scientifique et non charlatan, qui a identifié le bacille de la peste dans des cimetières de catastrophe de Marseille.