Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1782.
C’est un roman épistolaire, un gros dossier de lettres que l’on s’envoie, que l’on recopie, que l’on se montre, que l’on récupère (il y a même une lettre anonyme). Et les premières lettres campent tout de suite la situation : la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont, deux égoïstes cruels, mettent en place une machination pour perdre la jeune Cécile de Volanges, qui a 15 ans, et la prudente madame de Tourvel.
Ce que je puis vous assurer, c’est qu’étant sans cesse avec moi, paraissant même s’y plaire, il ne lui est pas échappé un mot qui ressemble à l’amour, pas une de ces phrases que tous les hommes se permettent, sans avoir, comme lui, ce qu’il faut pour les justifier. Jamais il n’oblige à cette réserve dans laquelle toute femme qui se respecte est forcée de se tenir aujourd’hui, pour contenir les hommes qui l’entourent.
C’est un classique, mais qu’il est étrange de le relire à l’âge adulte !
La société du XVIIIe siècle est puissamment hiérarchisée, violente et sexiste, mais ces Merteuil et Valmont y tiennent le haut du pavé, manipulant à loisir ceux qui ne peuvent se défendre et veillant à maintenir leur réputation sans tache. Valmont piétine allègrement tout consentement, du moins quand il ne s’agit pas du sien, harcèle par lettres, manie les métaphores guerrières et chasseuses, enserre dans les rets d’une rhétorique retorse, obtient ce qu’il veut par la menace et l’intimidation, quand il ne profite pas de l’évanouissement des femmes pour s’emparer d’elles. Le succès immédiat du roman est d’ailleurs sans doute en partie dû au fait qu’il mettait violemment à jour l’hypocrisie de la société en lui tendant un miroir trop ressemblant.
Duplessis, Portrait d'Abraham Fontanel, 1779 Montpellier église des Pénitents bleus |
Si l’originalité du roman est aussi de mettre en scène des héros aussi négatifs et dépourvus de morale (et c’est un contrepoint aux ouvrages de Rousseau ou de Richardson), les deux ne sont pas à égalité. Merteuil apparaît comme une véritable dea ex machina, toujours absente de la scène principale, mais tirant les ficelles et orientant le comportement de tous les autres personnages à son gré. Femme dans un monde sexiste, elle est obligée d’entretenir sa façade irréprochable, impossible pour elle de se glorifier – Valmont étant le seul auprès de qui elle peut fanfaronner. Il en va tout autrement pour lui, homme et donc pleinement légitime dans son comportement et sa réputation, même s’il prend soin de l’orner de belle manière. C’est peut-être pour cette raison, mais aussi parce que l’auteur a pu se projeter plus facilement en lui, que les lettres de Valmont sont plus vivantes et presque plus sincères. Valmont raconte ce qu’il fait, ce qu’il espère, ses coups de colère, ses agacements alors que Merteuil apparaît beaucoup plus lointaine.
Et les autres personnages ? Ils ne sont guère nombreux. Madame de Tourvel y apparaît au fur et à mesure plus touchante et plus complexe que ce que nos deux méchants laissaient croire, de même que la vieille tante de Valmont prend peu à peu de la consistance et s’avère jouer un rôle décisif pour le roman.
Que m’importe, après tout ? Pourquoi m’occuperais-je d’elles ou de vous ? De quel droit venez-vous troubler ma tranquillité ? Laissez-moi, ne me voyez plus ; ne m’écrivez plus, je vous en prie ; je l’exige. Cette lettre est la dernière que vous recevrez de moi.
Il faut quand même dire un mot de cette structure par lettre. J’ai ressenti une certaine longueur et ennui devant les descriptions des progrès de la séduction et les protestations d’amour et les artifices qui se répètent. Il y a pourtant une habileté à présenter le récit d’un même événement par deux points totalement différents. Plus important : nous ne voyons jamais réellement aucun personnage sous nos yeux, puisqu’il n’y a pas un narrateur unique (si l’on excepte l’intrigante voix des notes de bas de pages), et il est difficile de nous faire une opinion sur eux (est-il amoureux ? est-elle naïve ?), surtout quand les mensonges sont semés partout. Ils s’échappent et ne se laissent jamais appréhender de façon simple. C'est une habileté.
C’était une relecture !
Fragonard, La Lettre d'amour, années 1770, Met |
Quand je vois Danceny, je ne désire plus rien ; quand je ne le vois pas, je ne désire que lui. Je ne sais comment cela se fait ; mais on dirait que tout ce qui me plaît lui ressemble. Quand il n’est pas avec moi, j’y songe ; et quand je peux y songer tout à fait, sans distraction, quand je suis toute seule, par exemple, je suis encore heureuse ; je ferme les yeux et, tout de suite, je crois le voir ; je me rappelle ses discours et je crois l’entendre ; cela me fait soupirer ; et puis je sens un feu, une agitation… Je ne saurais tenir en place. C’est comme un tourment, et ce tourment-là fait un plaisir inexprimable.
Mon projet, au contraire, est qu’elle sente, qu’elle sente bien la valeur et l’étendue de chacun des sacrifices qu’elle me fera ; de ne pas la conduire si vite que le remords ne puisse la suivre ; de faire expirer sa vertu dans une lente agonie ; de la fixer sans cesse sur ce désolant spectacle, et de ne lui accorder le bonheur de m’avoir dans ses bras qu’après l’avoir forcée à n’en plus dissimuler le désir. Au fait, je vaux bien peu si je ne vaux pas la peine d’être demandé.
Cela fait deux fois que je repousse le projet de le lire pour l'activité épistolaire de Patrice et Eva... ce sera une première pour moi, et je crains en effet les longueurs..
RépondreSupprimerEt il y en a, je te confirme (je sens que je suis très encourageante).
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