La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 3 décembre 2024

Ne reste pas pour nous. Cet endroit te tuera.

 

Abdulrazak Gurnah, Mémoire du départ, parution originale 1987, traduit de l’anglais par Cécile Leclère, édité en France par Denoël, rentrée littéraire 2024.

 

Le narrateur raconte son enfance, puis son adolescence, dans une petite ville de la côte est de l’Afrique, dans les années 50-60, au tournant de l’indépendance. Les ruelles sales et misérables, la violence de son père et de tous ceux qui le peuvent, l’effacement et le silence de sa mère, la révolte de sa sœur, le racisme qui imprègne tous les rapports sociaux dans cette terre où se côtoient les Arabes et les Africains, encore qu’il soit devenu difficile de les distinguer.


La plage derrière moi séchait au soleil, exhalant une puanteur séculaire. Autrefois, les esclaves qui refusaient la conversion venaient mourir sur cette plage. Ils flottaient avec les épaves et les feuilles mortes, usés par le combat, leur peau noire ridée par l’âge, leur cœur brisé. Mes pauvres pères et grands-pères, mes pauvres mères et grand-mères, enchaînés à des anneaux scellés dans un mur de pierre.


De cette misère morale, où le seul objectif d’une vie semble être de piétiner les autres (et de les violer), sous peine de l’être soi-même, le jeune narrateur aspire à s’échapper. Vu de l’extérieur, il ne semble pourtant pas plus brillant ou malin que d’autres. Mais il saura pourtant prendre de la distance avec ce qui lui est proposé. La chance d’un séjour chez un oncle de Nairobi lui donnera la force et le courage de s’extirper de là, mais on n’en saura guère plus.


Parfois, des noms m’échappent, même si je ne suis pas parti depuis très longtemps. J’essaie de me remémorer les rues et les couleurs des maisons. Je suis en exil, je me dis. Je trouve plus facile de supporter ce sentiment parce que je peux lui donner un nom dont je n’ai pas honte.


Il y a l’évocation glauque et répugnante de l’hôpital mouroir où finit la vie de la grand-mère, dont il faut ensuite transporter le corps dans une couverture, dans le taxi.

Je suis impressionnée par cette capacité, en 220 pages, de raconter 10 ou 15 ans d’une vie qui se transforme, avec les hésitations, les espoirs, les déceptions, l’apprentissage aussi. Autour du narrateur se tient toute sa famille et on les a devant nous. Cette langue est incroyablement fluide.

El Seed, C'est l'aube, tissage Aubusson 2020 
 


Ma mère allumait le feu dans la cour à l’arrière de la maison. De l’intérieur, j’entendais des bribes de la prière qu’elle récitait. Je l’ai trouvée tête baissée au-dessus du brasero soufflant tout doucement pour inciter le charbon à s’enflammer. La casserole d’eau était prête à ses pieds. Lorsqu’elle s’est tournée vers moi, j’ai vu que le feu avait sali son visage et lui avait mis les larmes aux yeux. Je lui ai demandé l’argent du pain, et elle a froncé les sourcils, comme contrariée d’être dérangée pendant qu’elle s’occupait des flammes.

C’est le début.

 

La gare était si vaste qu’on pouvait se demander si tout cet espace était vraiment nécessaire. Contre toute attente, je n’ai pas paniqué. J’ai montré mon billet et l’on m’a autorisé à passer dans la moindre question. Il faisait chaud, je me sentais puant et poisseux de sueur. Le parfum de qui voyage, ai-je pensé pour me rassurer. Je me souviens de la masse des gens, des cris, des nombreuses variétés d’uniformes. Des voyageurs plus romantiques auraient vu là l’appétit de vivre indéniablement africain, la danse qui s’inscrit dans le rythme naturel de la vie. J’ai pour ma part trouvé la foule perturbante et effrayante.

  

De l’auteur j’ai également lu Adieu Zanzibar que j’ai préféré, car Mémoire du départ est empreint d’une violence et d’une misère morale tout à fait désespérantes.




3 commentaires:

  1. Je suis davantage tentée par Adieu Zanzibar surtout si le livre est moins désespérant que celui-ci

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    1. Je conseille en effet de commencer par ce titre (mais j'en ai un troisième sur l'étagère !).

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  2. j'ai lu plusieurs livres en anglais et j'ai adoré

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