La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



lundi 15 septembre 2025

moi je dois demeurer au bout du monde dans une terre loin de ma terre

 

Ovide, Tristes Pontiques, 8-16 après J.-C., traduit du latin par Marie Darrieussecq, édité en 2008 par P.O.L.

On est en l'an 8 et Ovide, le poète des Métamorphoses et des Fastes, vient de déplaire au couple impérial : il est relégué au bout du monde, à Tomes (aujourd'hui Constanţa en Roumanie sur les bords de la Mer noire).

Sa faute ? On ne sait pas. Son Art d'aimer aurait été peu apprécié et les historiens font l'hypothèse de pratiques divinatoires douteuses.

il était donc écrit que j'aurais sous les yeux
ce marécage où se perd le Danube
il était donc écrit que j'irais en Scythie
sous les étoiles froides

Toujours est-il qu'il part et qu'il écrit. À sa femme, à ceux qui peuvent le protéger, intercéder pour lui, qu'on ne l'oublie pas, qu'on allège son sort, qu'on essaie de fléchir Auguste, qu'on lise ses vers. Ovide se lamente sur cette terre de marécages et de glaces, ravagée par la guerre, habitée par les barbares – il exagère un peu. Il est si loin de Rome, du centre du monde, du monde, de la vie, de la lumière, de ses amis.


je parle à la mer et au vent
mes mots se perdent dans les vagues
mes vers mes vœux mes voiles
s'envolent vers le vide

mon visage est trempé par les paquets de mer
et des montagnes d'eau roulent jusqu'aux étoiles
des creux grands comme des vallées
s'ouvrent dans la houle

Les Tristes (Tristia) : recueil de lettres en vers, composé dans les premières années de l'exil, quand l'espoir et la colère sont encore là. Les destinataires sont tus, par prudence ou par discrétion. Le chagrin et la souffrance s'y expriment à l'état brut.

Les Pontiques (Epistulae ex Ponto – Lettres du Pont) (le Pont Euxin) : recueil de lettres en vers composé dans les dernières années (avec les noms des destinataires). Entretemps, Ovide a appris le gète et le sarmate, lit quelquefois ses vers latins à ceux qui l'entourent, il suscite amitié et agacement. Il dit avoir composé un poème en langue gète en l'honneur d'Auguste. Ovide est résigné à son sort et à mourir là, seul, loin des siens.

Tristes Pontiques : c'est le titre sous lequel Darrieussecq regroupe les deux livres, mais n'allez pas croire qu'Ovide joue les ethnologues avant l'heure et s'intéresse à ses nouveaux compatriotes. Au contraire, Ovide hait l'exotisme et ce voyage. Il dit qu'il ne rencontrera pas l'autre – même si ce n'est pas exactement vrai. Je suppose que la traduction de Darrieussecq ne se veut pas érudite, mais elle a fait le choix d'une grande simplicité dans les termes et dans la syntaxe, ainsi que celui de vers irréguliers (parce qu'Ovide écrit en « distiques élégiaques ») (si quelqu'un sait ce que c'est...). À la lecture, on sent tout à la fois la mauvaise foi d'Ovide, son ironie glacée, sa tristesse, sa conscience d'être victime d'une injustice, sa certitude absolue d'être un grand poète et de passer à la postérité.

j'arrive à bout de mots
à formuler toujours des prières identiques
j'ai honte de ces plaintes interminables et vaines
ces vers toujours les mêmes vous en avez assez
vous savez ce qu'ils disent avant d'ouvrir mes lettres

C'est une poésie de l'exil, répétitive et lassante, ressassant les malheurs et les injustices. C'est un cri du cœur déchirant de celui qui subit l'arbitraire d'un dictateur et qui doit se taire, mais chantera plus fort son chagrin et sa douleur. Il y a un peu de manipulation pour essayer d’apitoyer ses lecteurs et de susciter la compassion. Ce sont les pleurs d'un homme relégué loin des siens jusqu'à y mourir.

Dérouleur de papyrus, IIe ap.JC, os, Nîmes musée de la Romanité

Il fait preuve d'injustice, disant que les habitants de Tomes ne connaissent ni grec ni latin et sont vêtus de peaux de bêtes et que la guerre y vient tous les hivers, il se campe au milieu des marais et de la glace, au bord du Danube – Rome est si loin.

Parce qu'on ne peut pas empêcher la poésie, on ne peut pas faire taire éternellement les poètes, parce qu'on ne peut pas leur clore totalement le bec, Ovide se lamente, page après page.

petit livre

hélas
va sans moi dans la ville où je suis interdit

va tout simple
sans ornements savants
comme il sied aux exilés
c'est le début
Tête romaine et buste du 16e, Rome musée du Capitole


je suis tout seul au bout du monde
sur une plage abandonnée
la terre a disparu
on ne voit que la neige
les champs n'ont pas de fruits

où sont la vigne et le raisin
où sont les rives aux saules verts
où les collines de chênes

une mer sans soleil
des eaux ivres de vent
un horizon sans fin
des plaines sans labour
et que personne n'a l'idée de réclamer



est-il permis que je le dise
ma Muse à sa façon avait un nom illustre
et elle était de celles qui ont beaucoup de lecteurs
que l'Envie desserre ses mâchoires
et laisse enfin mes cendres en paix
j'ai tout perdu

la vie qu'on m'a laissée n'est que pour la souffrance
mon fantôme ne vit que pour être éprouvé
à quoi bon s'acharner à tuer un cadavre
il n'y a plus place en moi pour encore me blesser

Même s'il y a à peine trois lignes consacrées à la Mer noire, je propose ce titre à Cléanthe pour ses escapades européennes autour de la Mer noire (je suis sûre qu'il ne s'attendait pas à ce qu'on lui sorte un truc aussi vieux). J'ai prévu un second billet jeudi, avec une autrice bien plus attendue.




6 commentaires:

  1. Distique élégiaque = un hexamètre (= 6 pieds, ou 6 mesures, comme en musique) dactylique (dactyle = une voyelle longue suivie de 2 brèves, comme la forme d'un "dactylos", un doigt, un os long + 2 courts) + un pentamètre (5 pieds) dactylique ; ah, les joies de la scansion latine :-)

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    1. Mais c'est des doigts de pied, du coup ?
      Quand j'ai écris cette parenthèse, je savais bien qu'il y en aurait une pour aller recopier la définition de Wikipedia mais j'avais pas pensé que tu lisais mon blog... Merci pour ton expertise (et bravo si tu y comprends quelque chose, c'est encore plus admirable).

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    2. Parce qu'en français on ne fait pas toujours attention aux longues et brèves, mais en grec, en latin et autres, oui ! les vers se définissent par un rythme, une certaine alternance de longues et de brèves ; le distique élégiaque, c'est le rythme de certains poèmes d'Ovide, Catulle, de Tibulle...

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    3. Du coup je me demande si les traductions dans d'autres langues jouent ou non sur cette alternance de voyelle, contrairement au français.
      Pour ma part, pas d'affolement : je ne compte pas lire la poésie de tout le monde.

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  2. Je ne me souviens que d'un ennui profond ...

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    1. Il répète beaucoup qu'il est malheureux et qu'on l'oublie, je reconnais.

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