Kapka Kassabova, Lisière, parution originale 2017, traduit de l'anglais par Morgane Saysana, édité en France par Marchialy et J'ai Lu.
Le point de départ est une enfance en Bulgarie, pendant la Guerre froide, sur les plages de la mer Noire, à deux pas de la frontière avec la Turquie et le monde libre. Depuis, l'autrice est partie et vit désormais en Écosse, mais elle décide de revenir arpenter cette frontière, cette ligne de forêts et de montagnes qui sépare la Bulgarie de la Turquie et de la Grèce. Exploration historique, au gré des empires et des renversements de l'histoire, mais surtout exploration humaine à la rencontre de ceux qui vivent là.
La Turquie était située sur le même rivage de la mer Noire, mais de l'autre côté de la frontière, et mieux valait éviter tout ce qui avait trait au mot « frontière », granitza en bulgare – sa sonorité même était acérée, comme le « gra-gra » des goélands –, même moi je le savais. Par exemple, quand on partait à l'étranger, on disait qu'on allait « au-delà de la frontière », ce qui revenait à dire « au-delà du raisonnable », à un endroit dont on ne reviendrait pas.
Une histoire qui nous est majoritairement peu connue. À l'aube des temps, on trouve les Thraces, peuple au sujet duquel l'archéologie et la légende se mélangent. Ensuite, on a les avancées et les reculs de l'empire ottoman et de ses différents voisins. Puis ce sont les déplacements de population (chasser les musulmans, ou les turcophones, ou les slavophones ou les hellénophones...), les conversions forcées, les changements de nom imposés... J'avoue que je me perds dans ces allers-retours qui semblent incessants d'un côté ou de l'autre de la frontière, recherche de bouc-émissaires, rejet de tout ce qui ne s'insère pas dans un quelconque récit national. Ce sont tous ceux qui tentèrent de fuir le bloc soviétique en imaginant que la forêt était moins gardée. Aujourd'hui, ce sont les réfugiés venus de Syrie qui essaient d'entrer dans la forteresse européenne. Beaucoup de morts et de souffrances.
Telle était l'histoire des Pomaques des Rhodopes : ceux qui étaient partis avaient dû troquer une montagne pour une autre ; ceux qui étaient restés avaient dû troquer un nom pour un autre. Nevzat portait tout cela sur son visage.
J'ai apprécié cette exploration, parce que la narratrice se perd, hésite, a peur, revient en arrière... Elle parvient à camper une forêt lointaine, habitée par les ours et les loups, créatures plus pacifiques que la population de gardes, soldats, contrebandiers, encore que certains d'entre eux soient plus paumés et traumatisés que les bêtes à quatre pattes.
Il y a l'existence de rituels et de pratiques religieuses anciennes, des sources, des mots turcs, bulgares, grecs, serbo-croates, des chasseurs de trésor. Il y a l'évocation du régime de surveillance fou de la Bulgarie soviétique, avec ses centaines de personnes tuées parce qu'elles essayaient de fuir.
Ernst, Épiphanie, 1940 (camp des Milles), Collection privée |
Les Bulgares et les Grecs circulent désormais de part et d'autre des frontières – il est plus compliqué pour les Turcs d'obtenir un passeport.
Cette forêt est un endroit souvent envoûtant, sauvage, mais où la sauvagerie est du côté des barbelés et des bureaucrates.
La nuit, les chacals venaient hurler à la lisière du village et les chiens leur répondaient, créant une symphonie infernale. Incapable de trouver le sommeil, je m'asseyais sur le balcon pour suivre des yeux ceux, jaunes, qui rôdaient à l'orée de la forêt. Des frelons gros comme des moineaux envahissaient la maison et je les écrabouillais à coups de livres russes cartonnés piochés sur les étagères, car une piqûre de frelon peut, dit-on, être mortelle. Guerre et Paix se révéla être l'arme idéale.
En fait, la moitié des fidèles présents lors de cette messe de Pâques, debout à écouter patiemment le père Alexander et Maria réciter les litanies sibyllines et mélancoliques propres à l'orthodoxie orientale, étaient musulmans.
L'avis de Marilire ; de Miriam ; d'Alexandra.
Maintenant je vais pouvoir me ruer sur les autres livres de Kassabova, repérés depuis longtemps !
Cette lecture bulgare constitue ma participation à la rentrée à l'Est de Sacha.
Initialement, j'avais aussi prévu de l'inscrire dans les escapades européennes de Cléanthe, même si la Mer noire est finalement peu présente, mais Ovide est passé devant. Mais peut-être qu'il voudra quand même l'accepter ?
J'admire son courage (des ours et des contrebandiers, très peu pour moi!) et je commence à sérieusement regretter d'avoir abandonné cette lecture quand j'ai eu l'occasion de lire ce bouquin. Mais la non-fiction et moi, ça n'est pas vraiment une histoire d'amour.
RépondreSupprimerOn connaît toute la blague de "vous préférez être toute seule en forêt avec un homme ou avec un ours", mais je crois que le risque principal est de se perdre loin de toute route... C'est un gros livre, pas toujours facile de s'y repérer, mais j'ai beaucoup aimé.
SupprimerRue-toi s'il te plait (surtout sur ses deux derniers), je serai curieuse d'avoir ton avis. Sans les avoir lus, j'avais eu l'impression qu'elle exploitait le filon "retour à la sagesse de mère nature" d'une manière un peu too much pour moi. Mais j'avais bien aimé Lisière et L'Echo du lac.
RépondreSupprimerJ'ai eu la même méfiance pour certains titres. L'Écho du lac a en effet l'air intéressant, mais j'avoue que le sujet des guérisseuses m'intéresse, par tropisme familial, et que je suis curieuse de L'Elixir. Je pense qu'il faut éviter d'en lire plusieurs de façon trop rapprochée. Mais je vais en librairie samedi, donc... tout est possible !
SupprimerJe l'ai remis dans ma bibliothèque après une première tentative... Impossible de m'intéresser à ce que je lisais, et je trouvais ça un peu confus. Mais je le garde pour l'instant, je n'exclue pas de réessayer..
RépondreSupprimerC'est confus. Elle arrive, elle observe, elle raconte son enfance, elle raconte l'histoire de la région, elle remonte à Ovide, elle repart... faut se perdre dans la forêt !
SupprimerC'est vrai qu'on se perd un peu dans tous ces mouvements de population. Merci pour le lien
RépondreSupprimerOn se perd, malheureusement on a l'impression que ça se ressemble et se répète, mais cela ne m'a pas gênée.
Supprimerj'ai adoré me perdre dans ces frontières ces forêts et ces vallées. Après un voyage dans la région il a répondu à toutes sortes de questions sans réponse que je m'étais posée en Bulgarie et dans le nord de la Thrace grecque et depuis je suis complètement fan de Kapka Kassabova
RépondreSupprimerJe vois que tu es mordue en effet !
SupprimerEt cela entre aussi dans le challenge bulgare dans mon blog.
RépondreSupprimerJ'aime l'écriture de cette écrivaine et son rapport avec la nature.
Je ne pense pas tout aimer, mais je lirai bien certains de ses premiers titres.
Supprimer