La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mercredi 8 août 2012

Un sculptural maître d’hôtel, de ce genre étrusque roux dont Aimé était le type…


Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, t. 2, paru en 1921.

J’ai profité de ma semaine familiale pour relire le second volume de Sodome et Gomorrhe. Le premier relate la rencontre entre Jupien et Charlus, comme l'insecte et la fleur et se concentre sur les considérations du narrateur vis-à-vis de l’homosexualité masculine. Le second volet tresse ensemble plusieurs fils : poursuite de l’étude de Charlus, l’homme-femme, l’été à Balbec sur la côte normande avec l’amour entre le narrateur et Albertine, le souper du narrateur chez les Verdurin*, ainsi que la rencontre entre Charlus et cette haute bourgeoisie cultivée. Ce dernier point donne lieu à des considérations sociales très amusantes et intéressantes, les Verdurin se prenant complètement les pieds dans les cousinages incompréhensibles de la haute aristocratie – « L’idée que le frère du Duc de Guermantes s’appelât le Baron de Charlus ne lui vint pas à l’esprit. »

* Mais pourquoi donc les Verdurin servent-ils de la bouillabaisse lors d’un dîner estival normand ?

Et il eut un petit rire qui lui était spécial – un rire qui lui venait probablement de quelque grand-mère bavaroise ou lorraine, qui le tenait elle-même, tout identique, d’une aïeule, de sorte qu’il sonnait ainsi, inchangé, depuis pas mal de siècles dans de vieilles petites cours de l’Europe, et qu’on goûtait sa qualité précieuse comme celle de certains instruments anciens devenus rarissimes. Il y a des moments où pour peindre complètement quelqu’un il faudrait que l’imitation phonétique se joignît à la description, et celle du personnage que faisait M. de Charlus risque d’être incomplète par le manque de ce petit rire si fin, si léger, comme certaines œuvres de Bach ne sont jamais rendues exactement parce que les orchestres manquent de ces « petites trompettes » au son si particulier, pour lesquelles l’auteur a écrit telle ou telle partie.

Monet, Cathédrale de Rouen, le soir,
1894, Moscou, musée Pouchkine,
image RMN.
Le narrateur traque chez les aristocrates les traces de la mémoire vivante des siècles passés. Il ne s’agit pas de l’histoire étudiée et racontée par les érudits, aussi brillants soient-ils, comme Brichot, mais d’une mémoire transmise, vivante et intacte. Les traces du passé inaltéré traversent le temps et résonnent dans le présent du narrateur.

Il y a également de nombreuses considérations sur les paysages de la côte normande, la variété des points de vue. Le narrateur explore la région de Balbec en automobile et s’émerveille de constater combien la vitesse change notre perception de l’espace. C’est également là que l’on trouve les descriptions changeantes des églises selon la lumière du jour :

Sur son église, moitié neuve, moitié restaurée, le soleil déclinant étendait sa patine aussi belle que celle des siècles. À travers elle les grands bas-reliefs semblaient n’être vus que sous une couche fluide, moitié liquide, moitié lumineuse, la Sainte Vierge, sainte Élisabeth, saint Joachim, nageaient encore dans l’impalpable remous, presque à sec, à fleur d’eau ou fleur de soleil. Surgissant dans une chaude poussière, les nombreuses statues modernes se dressaient sur des colonnes jusqu’à mi-hauteur des voiles dorés du couchant.


6 commentaires:

grillon a dit…

Mmmm, un délice, tu parles si bien de ce volume qui n'est pourtant pas facile à aborder, le sujet homme-femme peut rebuter, mais les descriptions de Proust sont un tel plaisir à lire et à pénétrer dans leur insondable épaisseur !
Bon retour sous le ciel de Marseille !

nathalie a dit…

Merci Grillon, venant de toi, je suis sensible au compliment.

keisha a dit…

Relire, oui... Il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour que je relise encore A la recherche du temps perdu, Sodome et Gomorrhe, c'est bien agréable. Je peine plus avec Albertine disparue.

nathalie a dit…

oui je préfère aussi les premiers volumes quand toute la magie Guermantes opère encore...

Marie a dit…

J'avais oublié que Charlus allait chez les Verdurin. J'ai été étonnée en lisant les quelques allusions qui y sont faites dans Du côté de chez Swann. Je me souviens en revanche plus du couple Charlus - Jupien. J'ai hâte de redécouvrir tout ça!

nathalie a dit…

Et oui, Proust prépare la fin où tous les milieux finissent par se rejoindre !