La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



vendredi 7 juin 2013

Sans illusion : dans 3000 ans, on lira tout cela comme le catalogue des navires chez Homère !


Arno Schmidt, Scènes de la vie d’un faune, paru en 1953, traduit de l’allemand par Nicole Taubes, Tristram, 2011.

Le dernier Schmidt que j’avais à lire. Un livre emblématique de son art.
Le narrateur, Heinrich Düring, est un petit fonctionnaire dans une sous-préfecture, dans l’Allemagne de 1939. Il est le porte-parole de Schmidt (qui appartient à une génération plus tardive que son narrateur) dans son dégoût de l’humanité, dans son ironie, son habileté à jouer le benêt, sa critique de l’abêtissement de l’esprit, son jeu de langues et son goût pour l’histoire et la cartographie de la lande de Lunebourg.
On retrouve ici une sensibilité vive dans l’observation de la nature, le narrateur prête attention aux lumières, au vent, à la brume, aux insectes. 

Et puis la lune devait encore s’affairer dans mon dos, car parfois d’étranges rayons acérés couinaient à travers le noir des aiguilles de pins.

(Je n’aime pas les régions montagneuses : pas plus le dialecte pâteux de leurs habitants que leur terrain plein de boursouflures, leur tectonique baroque. Pour moi, un paysage doit être plat, étal, sur des kilomètres, la lande, la forêt, les prairies, la brume, le silence.)

Selon Wikipedia, paysage typique de la lande de Lunebourg.
On sent dans le livre la force de la vie, de la sexualité, de la chair dans un monde en proie à la destruction. Schmidt décrit une réalité en marche dans un climat de train-train quotidien (la guerre dans les blagues de bureau), d’aveuglement collectif. Il fait ainsi le récit d’une visite à la Kunsthalle au temps de la politique artistique en se moquant de cet art officiel. Il livre à la fin la description cauchemardesque d’un bombardement où les « tracts de pierre » volent dans les airs. Comme souvent le narrateur semble pleutre mais c’est en réalité un fin stratège qui vit dans une permanente stratégie de dissimulation face aux contrôles collectifs (famille et administration). Il s’organise ainsi un coin de paradis à l’écart du feu de la guerre et de la bêtise de la société, au fond de la forêt.

Les gens se comportaient comme des drapeaux ; les lèvres soufflaient le vent, les mains claquaient. Les uns tourbillonnaient devant les autres.

Selon Wikipedia, paysage typique de la lande de Lunebourg.
Schmidt est un amoureux de l’art et de la culture, qu’il veut protéger, c’est surtout un grand amoureux des mots, qu’il manipule avec jubilation. On trouve aussi une grosse critique de Balzac !

Sur une chaise longue dans le jardin du pasteur : Des entrelacs d’écume sur fond bleu (tandis que le pré dérivait avec moi, chaleureux, pastoral : ce n’est pas pour leur valeur documentaire qu’on aime les vieux bouquins : mélange de sang et de matière visqueuse, doigts crochus, ongles griffus ! Non, c’est pour ces mêmes nuages, ces mêmes lumières de roches qu’ils gardent encore entre leurs pages, leurs expressions justes ou leurs mots grossiers.


J’avoue ma préférence pour le moins tragique et plus barré Cœur de pierre et un attachement affectueux pour On a marché sur la lande.

2 commentaires:

Dominique a dit…

honte à moi mais je crois n'avoir jamais lu Arno Schmidt : je vais suivre tes coups de coeur et lire coeur de pierre ou on a marché sur la lande

nathalie a dit…

C'est un auteur que j'adore mais très peu connu malheureusement, il faut dire que c'est un peu spécial comme écriture. Mais si riche ! J'espère que tu aimeras.