La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 13 décembre 2016

L’absent reste à la fois absent et douloureusement présent.

Joyce Carol Oates, Carthage, traduit de l’américain par Claude Seban, parution originale en 2013, édité en France chez Philippe Rey.

L’histoire d’une famille détruite et peut-être reconstruite.

Au début de l’histoire, la famille Mayfield (l’honorable famille Mayfield) de la ville de Carthage (dans l’État de New-York) est en émoi parce que sa fille cadette, Cressida, a disparu. Les secours se relaient pour la rechercher aux alentours, en vain. Le récit est mené tour à tour du point de vue du père, de la mère, de la sœur. Très vite, le lecteur sait tout du contexte de la disparition : le père ancien maire de la ville, la ravissante sœur Juliet qui a rompu ses fiançailles avec le caporal Brett Kincaid, revenu d’Irak défiguré et surtout traumatisé, la bizarrerie du caractère de Cressida, peu aimée, mais peut-être peu aimante. Oates nous raconte magistralement les tensions qui existent à l’intérieur de la famille, les doutes, les fêlures, les contradictions. Est-ce que l’on aime ses deux enfants de la même manière ? Et que se passe-t-il quand ce n’est pas le cas ? Et ce jeune homme prometteur revenu tout changé d’Irak, qu’a-t-il vu, qu’a-t-il fait ? Sauf que dès la première page, le lecteur sait quelque chose de plus au sujet de « la jeune disparue »…

En cet été 2005 chaud et humide, engendreur d’insectes, où la fille cadette de Zeno Mayfield disparut dans la réserve forestière du Nautauga avec la même apparente facilité qu’un serpent se coule hors des lambeaux desséchés de sa mue.

C’est un roman très prenant, on lit ses énormes 570 pages en quelques jours, car Oates a le talent de nous tenir en haleine. La richesse de ses personnages fait que l’on ignore toujours où elle va nous emmener, la fin du livre reste d’ailleurs très incertaine et l’histoire n’est pas terminée. Cette fin est à la fois conclusive et très ouverte, car le lecteur sait dorénavant qu’une crainte, un regret, un non dit, peut habiter un personnage et réorienter totalement son comportement. Ce roman est aussi l’occasion de visiter les prisons américaines et notamment les couloirs de la mort dans des pages très fortes, qui font froid dans le dos. Enfin, les soldats revenus d'Irak y apparaissent comme des héros détruits de l'intérieur, en dépit de ou à cause de la ferveur militariste qui a saisi l'Amérique après le 11 septembre.
M. Toyen, La Nuit roule des cris, 1955, collection privée, M&M.
Je trouve également que le titre a son importance. Carthage est la ville où vivent les Mayfield. On comprend que le récit de l’enfance, de l’adolescence et de la disparition de Cressida prend place dans un décor bien particulier, celui de son école, de son lycée, des cercles philanthropiques fréquentés par sa mère et sa sœur. Mais pour le lecteur Carthage évoque plutôt un paysage de ruines, une ville lointaine et orientale détruite par la guerre. Ce titre, à mon sens, fait planer une sourde menace sur l’ensemble du roman.
Oates livre enfin ici la description précise d’un mal-être adolescent qui n’a rien d’extraordinaire, mais qui prend en l’occurrence des proportions inquiétantes.

Vous l'avez compris, j’ai beaucoup aimé cette lecture !

Et pourtant Cressida n’y avait pensé de cette façon.
Comme qui, après avoir tourné autour d’un lieu dévasté, en découvre les blessures ouvertes, terre ravagée et labourée, arbres brisés et racines dénudées, sous un angle différent, elle commençait à se rendre compte qu’une catastrophe ne touche pas un seul individu, une seule « victime ».

Des femmes écrivainsL’avis de George.

Merci Estelle pour la lecture !






4 commentaires:

  1. une auteure que je n'ai pas encore lu, tu me donnes envie d'essayer. Tu l'as lu en VO ou VF?

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  2. Moi aussi je l'ai beaucoup apprécié, notamment cette alternance de points de vue. Je me posais aussi des questions sur le nom de cette ville, Carthage. Pourquoi JCO l'a-t-elle choisi ? Il y a en effet le lien à la guerre, et comme tu le soulignes, à la destruction (delenda est Carthago n'est-ce pas), ce qui donne tout son côté crépusculaire à l'oeuvre. Au fait, je ne commente jamais mais j'apprécie beaucoup ton blog, ce mélange de plaisir de lecture et d'érudition joyeuse ;)

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    1. Plus qu'une interprétation, il s'agit d'un ressenti personnel : qu'est-ce que ça m'a fait, à moi, de lire un roman américain se passant à Carthage ? Je ne sais pas si Oates avait ça en tête ou non. Et merci pour ton commentaire, je me reconnais tout à fait dans "l'érudition joyeuse."

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