La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



lundi 25 juin 2018

Il voudrait à la fois recevoir et posséder cette tendresse.

Bruce Machart, Le Sillage de l’oubli, traduit de l’américain par Marc Amfreville, parution originale 2010, édité en France par Gallmeister.

En 1895, dans une ferme du Texas, une femme meurt en couches. Elle laisse un mari et quatre garçons, dont le bébé Karel. En 1910, le père s’est enrichi : il a gagné les terres de ses voisins grâce à des courses de chevaux. C’est Karel qui monte l’étalon. Mais il perd la course de sa vie : ses trois frères quittent la ferme pour épouser trois splendides Mexicaines, dont le père est fort riche, et Karel reste seul avec son père, sous la pluie. En 1924, le père est mort, Karel est marié à Sophie et père de trois enfants. Il n’a jamais reparlé à ses frères, mais pense tout de même beaucoup à une petite mexicaine.

Au cours de son existence, il avait connu des terres coriaces qui, juste avant plusieurs saisons de pluie régulière, pouvaient briser le soc d’une charrue, et il savait que, si l’acharnement ou le hasard des circonstances vous amenaient à cultiver un tel terrain, mieux valait ne jamais oublier que sans l’action conjuguée des gros nuages chargés d’eau et de la providence vos bottes seraient condamnées à résonner sur la terre aride en soulevant la poussière quand vous traverseriez vos champs.

Ces trois époques s’entremêlent, notamment dans la tête de Karel. Il a causé la mort de sa mère et son père ne lui a jamais montré la moindre affection, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de famille ni d’amour. Le père laboure en attelant ses fils à la charrue, qui ont tous, par conséquent, le cou tordu. Et il y a les courses de chevaux, le plaisir pris à galoper, l’entente avec la bête, la part animale de chacun qui se révèle. Dans la tête de Karel, les souvenirs tournent en boucle : une photographie de sa mère, une des jolies Mexicaines, les disputes, les bagarres. Mais il y a aussi la rancune, le ressentiment, les jalousies.
C’est un roman très dur, très rude, notamment dans sa première moitié. On est dans le milieu des familles tchèques installées au Texas au milieu du XIXesiècle, qui travaillent dur, qui ont une vie épouvantablement difficile et qui méprisent les métèques. Les femmes sont disponibles aux hommes et meurent en couches, les hommes s’occupent des bêtes et des cultures, boivent et se saoulent. On ne montre ni tendresse ni affection – mais on vous fait une tasse de café. Le père de Karel chique et crache, Karel fume. Dans ce monde violent, les armes sont là, sans être omniprésentes, car on n’est pas dans un western de cinéma, ce sont des outils sérieux. Et pourtant, en 1924, on trouve un jeune homme rêvant de galoper dans les plaines de l’Ouest en toute liberté – déjà la nostalgie d’une terre disparue. Surtout, progressivement, le ton s’adoucit et le lecteur respire. Si les démonstrations viriles et les souvenirs culpabilisateurs continuent d’empoisonner la vie de chacun, Karel semble décider à laisser une place à la tendresse pour sa femme et ses enfants, pour les élever, leur transmettre son savoir et peut-être laisser reposer les vieux démons.

Le travail avait commencé, elle le sentait, mais elle ne pouvait pas savoir que les choses se dérouleraient de cette manière, elle ignorait que ce bébé s’arracherait à elle aussi interminablement et inexorablement que les galets sont retournés, polis durant des années par l’eau vive qui déferle, aussi sûrement que les hommes perdent peu à peu leur bonté originelle à cause de la friction lente et sans fin de leurs désirs irréalisés.
G. Wood, The midnight ride of Paul Revere, 1931, Met.

J’ai trouvé que c’était un roman très prenant. La langue y est magnifique, faisant sa place aux événements de la nature, aux oiseaux, pour traduire les émotions et le lent déroulement de la vie, les souvenirs de son enfance, avec un père silencieux, et l’imagination des moments à venir avec ses propres enfants, en train de rire joyeusement.
Ce n’est pas un livre facile. Son abord est rude, car les personnages y vivent dans un climat étouffant, de rancune, de ressentiment et de haine, mêlés à la fidélité la plus profonde. Pourtant on s’attache à cet entrelacs, tant émotionnel que chronologique, et le roman est progressivement gagné par une aspiration à la douceur, à l’apaisement des violences, voire au pardon. Les pensées plus apaisantes prendront progressivement le pas sur les colères. Karel et sa famille continueront leur vie au Texas et le lecteur les accompagnera volontiers.

Mais il y avait autre chose : ses aînés avaient aussi admiré leur père – son opiniâtreté et sa langue de vipère, la façon dont il refusait de mendier l’aide de quiconque – et Karel également ; et c’était précisément cette admiration qu’il ne pouvait pas comprendre, le respect qu’il éprouvait pour un homme haï, cette lourde couche de vénération qu’aucune colère ne parvenait à lui arracher le cœur. Cela aussi, il l’avait partagé avec ses frères, et la bile de l’indigestion commune que faisaient naître en eux deux courants de sentiments si opposés avait été plus facile à digérer lorsque se trouvaient autour de lui d’autres êtres qui avaient autant de mal que lui à l’avaler.

Merci Magali pour la lecture.

10 commentaires:

  1. Excellent roman que j'ai lu à sa sortie, et chroniqué avec plaisir aussi.

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  2. Bon souvenir de lecture! L'auteur a aussi écrit un recueil de n ouvelels

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    1. Je ne les ai pas lues, mais je sais qu'elles ont été adaptées au théâtre avec succès. Plusieurs personnes m'en ont parlé.

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  3. J'avais apprécié aussi ce sombre roman. J'avais juste été un peu gênée par la dimension parfois trop lyrique de son écriture. Je n'ai plus d'exemples précis en tête, mais certaines images m'avaient paru inadaptées..

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    1. Ah je n'ai pas eu du tout cette impression, au cours, j'ai vu une belle richesse dans certaines images.

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  4. J'ai adoré ce livre (pas chroniqué...), tout ce que tu dis, je l'ai ressenti et je n'oublie pas la scène de la course dans la forêt entre Karel et la Mexicaine...ni les scènes violentes du début...un petit chef-d'oeuvre pour un premier roman...

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  5. Décidément, tout le monde a adoré ! C'est sacrément encourageant !

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    1. J'ajoute que je l'ai prêté à une amie qui l'a dévoré. Je crois que tu es convaincue.

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